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PRECIS DES EVENEMENTS ARRIVES A LA DEPUTATION

ENVOYEE AU PORT-AU-PRINCE LORS DE LA DESCENTE DES FRANÇAIS A St-DOMINGUE (PLUVIÔSE AN 1O).

 

LA division aux ordres du contre-amiral Latouche , faisant route pour le Port-au-Prince, se trouvait, le 12 pluviôse, par le travers de la Plate-Forme, lorsque, sur les trois heures du soir , le chef de brigade Sabès, aide-de-camp du Général Boudet, vint à bord de la frégate la Guerrière , sur laquelle j'étais embarqu2 ; nous devions le mettre à terre au Port-au-Prince et je fûs chargé par le capitaine de la mission honorable de l'accompagner; trois dragons du 19è devaient nous servir d'escorte.

Cette journée , la brise du large vint fort tard et se fit peu sentir, ainsi tous nos efforts pour doubler les Arcadins furent inutiles; c'était là où je devais laisser la frégate et où allait commencer notre malheureuse expédition.

Le lendemain 13, sur les trois heures après midi, nous nous trouvâmes en dedans de la pointe de Léogane , sans la moindre brise, et la mer parfaitement unie. Je pars avec le chef de brigade et l'escorte ; nous dirigeons notre route vers la rade du Port-au-Prince. Nous éprouvions cette joie intérieure , ces sensations douces qui précédent ordinairement un événement que l'imagination nous fait voir en beau , nous désirions ardemment le moment de notre arrivée.

Nous entrons en rade. Un officier décoré d'une épaulette à droite, vient au-devant de nous, dans un petit canot; à peine est-il à portée de voix, qu'il nous hèle de l'accoster, et nous ordonne de nous rendre chez le Commandant de la place. Nous lui répondons que c'est notre intention, et nous le prions de nous y accompagner ( la nuit avançait rapidement). Une multitude innombrable d'hommes de toutes couleurs couvrait le quai où nous débarquions ; tous semblent se féliciter de notre arrivée; nous entendons parfaitement dire: "Ah! quel bonheur, ce sont des Français ! nous allons donc voir nos bons amis, les blancs de France!" Cette joie générale produit dans mon cœur une sensation délicieuse qu'aucun pinceau ne peut peindre ! Les expressions me manquent pour définir ce que je sentais. Le Commandant de la place d'Alban, qui se trouve sur la plage , nous accueille et nous conduit chez le Général Agé.

Une foule immense nous accompagne depuis le quai jusqu'à la maison du Général, et s'accroît prodigieusement en route; le plaisir rayonnait sur tous les visages. A droite, à gauche, je donne la main, je cherche des expressions et ne puis que dire : " Oh! oui, mes amis, nous sommes des Français, des frères qui venons fraterniser avec vous. "

Le Général Agé était absent quand nous arrivâmes chez lui. Nous l'attendons pendant une grande demi-heure : enfin nous pouvons le voir et lui parler. Sa figure peint l'effroi, ses gestes sont menaçants et ses paroles sont des paroles de courroux. Il se récrie contre le Capitaine de port, qui nous laisse descendre

sans le prévenir ; il parle froidement à M. Sabès, et après avoir pris les paquets dont il était porteur, il se retire dans son appartement.. Cette réception, sans nous effrayer, nous étonne suffisamment pour chasser de nos cœurs la douce joie que nous avions éprouvée jusqu'alors.

Après quelques instants de réflexion, le Général Agé se retourne vers l'aide-de-camp Sabès, et lui manifeste durement son étonnement de ce que les paquets ne lui sont pas directement adressés ; il recommence ses imprécations contre le Capitaine de port, et après avoir donné des ordres à plusieurs de ses officiers, il finit par nous dire : " Que le Général Dessalines étant son maître, il n'a d'ordre à recevoir que de lui ".

L'aide-de-camp, jugeant par cette défaite qu'on ne pensait qu'à gagner du temps, se décide à brusquer les événements : " Tout ceci est inutile, dit-il, voyez les paquets, répondez-y sur-le-champ, je vous préviens que je dois retourner à bord, cette nuit même." A ces paroles, le Général Agé ne répond d'abord que par de nouveaux jurements , il hésite le plus longtemps qu'il peut et enfin se décide à faire écrire. Sabès ayant reçu sa réponse, nous pressons notre départ. Nos idées furent bien différentes au retour vers le port, que lorsque nous fîmes la route

du port à la maison du Général.

A la joie tumultueuse avaient succédé la morne tristesse et le plus grand silence ; à un empressement général pour nous entourer, pour nous voir, avait succédé le plus grand soin de nous éviter : tout fuyait devant nous, l'abattement était peint sur toutes les figures. Le Général, pendant la route, adresse des menaces à droite et à gauche. Etonné de ce changement subit, je m'avance au bord de la mer, j'appelle le Commandant Sabes ; point de réponse ; le danger semblait augmenter progressivement ; j'ordonne aux canotiers d'accoster. A peine le canot est-il au quai, qu'une garde nombreuse m'entoure, fait descendre les matelots et m'ordonne de suivre; je m'informe en route où était l'aide-de-camp, on me dit qu'on l'ignore : << 0ù me conduisez-vous donc ? " leur demandai-je. On me répond : "Chez le Commandant de la place. "

 

Sabès m'y avait prévenu. Lorsque j'arrivai, les canotiers qui jusqu'alors m'avaient accompagné, sont séparés de moi et conduits je ne sais où. Pour nous , une nouvelle garde nous entoure et nous mène chez le Commandant La Martinière. Ce personnage était probablement absent, car nous ne pûmes le voir malgré toutes nos demandes.

La nuit s'écoula lentement pour nous ; nous la passâmes à faire mille conjectures plus tristes les unes que les autres et le jour parut avant que le sommeil pût suspendre nos inquiétudes.

M. Marlinière, que nous désirâmes voir avant déjeuner vient enfin après s'être fait longtemps attendre; il s'excuse sur ses nombreuses occupations et part aussitôt. Pendant la journée il nous apprend que le Général Dessalines est attendu, que nous devons être tranquilles, que ce Général nous renverra. Il nous

dit aussi qu'Agé a eu tort de nous retenir, mais qu'il ne peut rien pour nous. M. Sabès lui fit plusieurs observations, que je ne me rappelle plus, et auquelles il satisfit. Le 15 s'écoula dans une suite continuelle d'inquiétudes. Le Général Agé ne les augmenta pas peu , lorsqu'étant venu le soir chez La Martinière , il refusa une entrevue que nous sollicitions. Ses dédains, ses témoignages de colère, déterminèrent Sabès à manger un ordre secret dont il était porteur, et qui eût pu nous devenir funeste.

Nous étions dans la plus parfaite incertitude sur ce qui se passait autour de nous, lorsque, le 16, La Martinière entre avec précipitation et sort immédiatement après nous avoir dit : "Votre Général est bien imprudent, il vient de descendre avec ses troupes et marche sur le Port-au-Prince." Aussitôt notre garde est doublée, on se parle en secret et d'un air alarmé ; nous n'osons prendre aucun renseignement sur ce qui se passe. Vers six heures du soir, des cris, le bruit des armes à feu venant du coté de la porte Léogane, nous rendent presque certains du triomphe des Français et de la défaite des brigands. Un instant après, la multitude accourt vers notre demeure, on nous crie d'ouvrir et l'on s'efforce d'enfoncer la porte à coups de baïonnettes.

Sentant l'impossibilité de résister, j'ouvre avec précipitation, je leur demande ce qu'ils veulent : "Sortez ! Sortez !" nous dit-on.

Alors on nous fait avancer à coups de crosses de fusils vers le Fort Saint Joseph. En y entrant, on crie : " Les voilà! Les voilà!....tirez!....tirez! " Nous sommes à l'instant couchés en joue, vingt baïonnettes sont sur notre poitrine.

Tout-à-coup, un officier, témoin de notre cruelle position, s'élance avec rapidité, et par sa fermeté arrête l'exécution de l'ordre barbare. On nous conduit, d'après son ordre, à la Croix-des-Bouquets ; nous y arrivons accablés de fatigue, et là, sans nous permettre de nous reposer, nous fûmes obligés d'attendre debout l'audience que voulut bien nous donner M. Dumortier,chef de ce poste, tranquillement assis à sa porte, et entouré de ses amis. Il nous tint plus d'une heure dans cette position , sans nous offrir un verre d'eau ; après avoir fait quelques questions à M. Sabès, il nous fit conduire dans un mauvais réduit, avec des sentinelles en dedans et en dehors.

Le tumulte où les incidents rapides de la journée avaient plongé mes idées, m'avait empêché de réfléchir sur notre situation ; mais pendant le léger repos de mes organes, mon imagination me la lit voir effrayante. L'idée de me réveiller pour aller à la mort m'avait suivi jusqu'au moment du sommeil, je la retrouvais encore quand mes yeux s'ouvrirent à la lumière.

Cependant la journée du 17 fut assez tranquille , nous apprîmes seulement que les Français s'étaient emparés du Port-au-Prince.

Le 18, à une heure du matin, un officier mulâtre, adjudant de la place, vient d'une manière très honnête et d'un ton doux, nous prévenir que nous allions partir pour l'Arcahaie. Nous nous levâmes aussitôt et fûmes remis entre les

mains d'un maréchal-de-logis, pour nous conduire à notre destination. Nous ne pûmes avoir que deux chevaux, de sorte que les deux drapons de notre escorte qui n'auraient pu nous suivre a pied, montèrent derrière les cavaliers rebelles. Je dois dire ici que le troisième dragon était resté malade à la Croix-des-

Bouquets, et qu'à la suite d'incidents qui lui sont particuliers , il eut le bonheur de se sauver et d'arriver au Port-au-Prince.

M. Volé, chef d'administration, et ses administrateurs, nous suivirent. Ils avaient obtenu du Général Dessalines des passeports pour aller où ils désireraient, et préférèrent profiter de notre escorte. Notre voyage fut retardé par l'obligation où nous étions de nous arrêter à tous les postes de nègres qui se trouvaient très nombreux dans la plaine.

Au Boucassin , je fus obligé de descendre de cheval, et de là, voyant la rade du Port-au-Prince, où était mouillée l'escadre, je jetais les yeux sur l'espace qui m'en séparait ; je pouvais m'affranchir en un instant de la série de malheurs qui me poursuivirent depuis, de la mort que j'envisageais comme certaine ; mais je me devais à M. Sabès, ma fuite le compromettait inévitablement ; la réflexion fut aussi prompte que l'éclair. Je remontais et ne craignis plus de partager avec lui les dangers dont plus d'une fois je cherchai a lui cacher l'horreur.

Il était deux heures du soir quand nous arrivâmes à l'Arcahaie. Nous fûmes parfaitement bien reçus du curé de ce bourg, qui vint nous voir et nous prodiguer les consolations douces de l'homme de Dieu. Nous ne tardâmes pas à l'abandonner pour diriger nos pas vers Saint-Marc.

Lors de notre passage, cette malheureuse ville était en proie au plus affreux désordre : les habitants qui n'avaient pu se sauver dans les montagnes, étaient, ainsi que les américains qui se trouvaient sur la rade, traînés à la suite des nègres ; ils ne possédaient plus rien , tout leur avait été enlevé ; la mort se précipitait sur leurs pas : heureux encore si elle ne les eut pas environnés des plus cruels supplices !

Notre séjour fut court a Saint-Marc; le même jour, nous nous acheminâmes vers la Petite-Rivière , où le chef d'escadron Lafortune commandait. Il parut avoir pour nous les marques d'honnêteté que comportait notre caractère ; mais si, sous certains rapports, nous lui dûmes de la reconnaissance, nous en devons cent fois plus , et sous tous les rapports , a M. l'abbé Videau-Dudognon, curé de la Petite-Rivière ; ce respectable ministre d'un Dieu de paix, dont les procédés me feront toujours chérir la mémoire , cet honnête ecclésiastique, qui sut affronter la mort pour nous sauver ; il mérite, cet homme sublime, que je m'efforce dans cette relation de lui rendre la justice que je lui dois, en lui témoignant ma vive , mon éternelle reconnaissance.

Sans craindre les poignards des brigands qui l'entouraient, et dont l'affreuse rage devait augmenter par les égards qu'il prodiguait aux blancs, il profite de l'avantage que sa vie sans tâche, que l'influence de la religion lui donnait sur l'esprit de ces barbares , pour nous procurer tous les agréments qu'il était en son pouvoir de nous donner, dans la désolation générale. Ses modiques revenus étaient absorbés pour fournir aux dépenses de sa table, où tous les jours il recevait plus de 80 blancs, et leur fournissait généreusement tous les secours physiques ; il leur prodiguait ces douces consolations que l'homme juste puise dans son cœur. Nous étions malheureux ! nous étions hommes!... c'en était assez, nous trouvâmes en lui un ami et un père....

La suite de ce récit, en déployant aux yeux une série de crimes, présentera quelques actes de générosité qui, contrastant avec les scènes d'horreurs qui me restent à décrire , reposeront un peu l'imagination du lecteur effroyablement frappée par ces horribles évènements. L'abbé Videau-Dudognon trouvera souvent sa place , lorsqu'il s'agira d'humanité ; alors mon cœur reconnaissant guidera ma plume que quelquefois un frémissement involontaire fait tomber de ma main. <

Massacre des blancs à la Petite-Rivière; notre départ pour le Grand-Cabors; massacre des blancs à Plafsac.

En lisant, ce mot terrible que je répète si souvent, Massacre!! le lecteur s'écriera avec moi, avec notre plus sublime poète, qui, en traçant les malheurs de Lisbonne , de sa plume énergique , semble avoir peint ceux de cette île infortunée ; il s'écriera, dis-je :

Accourez , contemplez ces ruines affreuses ,

Ces débris , ces lambeaux , ces cendres malheureuses ,

Ces femmes, ces enfants , l'un sur l'autre entassés,

Sous ces fers assassins ces membres dispersés ,

Tous ces infortunés que la terre dévore,

Qui , sanglants, déchirés et palpitants encore,

Au sein affreux des bois , terminent sans secours ,

Dans l'horreur des tourments , leurs lamentables jours.

(VOLTAIRE. Désastre de Lisbonne.).

Il est de ces singularités dont l'homme de génie aurait lui-même peine à rendre raison , de ces irrégularités dans l'ordre naturel qui nous étonnent ; ce qui m'a déterminé à faire cette légère réflexion.

Ceux qui connaissent M. Sabès savent jusqu'à quel point se porte son courage; personne de connu n'a encore pu porter de tache a son honneur. Les deux dragons qui partageaient notre sort, avaient plus d'une fois prouvé qu'ils étaient incapables de fuir devant l'ennemi. J'ignore quel jugement mes amis portent

sur mon compte, mais mon cœur ne m'a jamais rien reproché. "Nos caractères se rapprochaient donc sous bien des rapports ; la même gaîté nous avait animés jusqu'au moment de notre malheur où, par une fatalité dont j'ignore la cause, les esprits de mes compagnons éprouvèrent un bouleversement total, tandis que j'apportais, jusque dans les instants les plus périlleux, la même tranquillité d'âme et les dehors de la plus parfaite gaieté. Je n'admets point qu'il fallait cet événement pour prouver le courage de chacun de nous.

Je ne parle pas ici pour faire croire que je suis un être doué d'une force d'âme sans égale. Les évènements que j'ai a décrire sont d'un tel caractère, que je ne puis me concevoir moi-même. A leur seul souvenir , j'éprouve aujourd'hui des sensations douloureuses : donc je n'étais pas plus fait que mes camarades pour conserver un aussi grand sang-froid. Il fallait qu'alors il se fût passé en moi une révolution particulière, que je présume avoir été déterminée par le choc rapide de mille circonstances effrayantes qui, se suivant continuellement, ne me donnèrent pas le temps de réfléchir à notre situation et de sonder la profondeur de l'abîme sur le bord duquel nous étions. Enfin, en dernière analyse, je crois que j'étais dans le sommeil de la mort qui avait anéanti chez moi toutes les facultés qui auraient pu être mises en mouvement. Cependant quelle que soit la justesse ou l'inexactitude de cette observation, il est une vérité, c'est que ma

position me mit plus d'une fois à même de soulager mes compagnons d'infortune, soit en leur cachant ou leur modifiant les dangers qui nous entouraient, soit en leur prodiguant les secours qu'ils eussent été incapables de se porter eux-mêmes. Ainsi, jusqu'au 26 et par la suite, je devins tour à tour consolateur , ami, fournisseur, économe , cuisinier, et dans ce mélange bizarre et pénible d'emploi différents , je retirais presque toujours le fruit de mes peines, le plaisir de voir mes soins prospérer.

Le 26 , tous les blancs qui, jusque-là avaient été assez libres dans le bourg, furent mis en prison ; sinistre augure de l'affreux événement qui se préparait. Le 1er ventôse , Lafortune les fit sortir jusqu'au 3 , où ils furent réincarcérés ; nous étions tous quatre renfermés dans notre masure, lorsque, le soir du même jour, ils furent liés deux à deux et rangés derrière leur prison où un détachement, s'avançant rapidement, les égorgea impitoyablement. Le silence de la nuit fut bientôt troublé par les cris des victimes expirantes ; notre situation devenait de plus en plus critique , et sans oser nous communiquer nos idées nous pensions tous que l'heure de notre mort s'avançait avec rapidité. Des malheureux délivrés de leurs liens, vinrent rendre le dernier soupir à notre porte ; nous entendions leurs cris plaintifs, nous entendions les imprécations de leurs bourreaux.

Nul bruit ne troubla bientôt plus le repos de la nature. Le jour vint enfin éclairer le théâtre sanglant des forfaits; il était dix heures du matin, et la crainte de donner connaissance à nos ennemis que nous n'ignorions rien de l'horrible scène.. qu'ils avaient paru vouloir nous cacher, cette crainte, dis-je, nous empêcha d'ouvrir notre porte jusqu'au moment où les cadavres que

j'avais vus étendus devant nos fenêtres, à travers les ouvertures dont elles étaient percées, eussent été enlevés; je les vis traîner par ces cannibales, en les tirant par les pieds, la figure contre terre. Peu après , étant un peu plus tranquilles , nous ouvrîmes. Nos gardes étaient ivres; peut-être avait-on profité de cet état pour leur faire commettre les crimes de la nuit. Leurs yeux étaient encore pleins de l'horrible soif du sang : ils semblaient voir avec fureur que nous avions été ménagés. Les propos sanguinaires qu'ils nous tinrent nous déterminèrent à solliciter de Lafortune la grâce de nous retirer chez lui : à chaque instant, notre danger augmentait ; il ne refusa pas notre prière, et le plaisir de nous voir enlever d'entre les mains de nos barbares concierges fut augmenté par celui que nous eûmes de rencontrer chez le Commandant le respectable abbé Videau-Dudognon qui sollicitait un passeport pour lui et pour les malheureuses veuves des victimes de la veille. M. Sabès crut utile de demander à suivre le curé ; Lafortune n'osa pas le lui refuser ; ainsi mêlés parmi cette multitude intéressante , nous fîmes route pour les Cahos.

Les malheureuses femmes , dont les unes étaient enceintes et les autres avaient à leur suite jusqu'à trois enfants, et souvent un à la mamelle , ne pouvaient pas supporter la fatigue d'une marche précipitée , nous obtînmes facilement de nos gardes de séjourner à Plassac ; nous y étions arrivés à huit heures du soir. Cette détermination prise, chacun chercha les moyens de trouver dans le calme de la nuit le repos des fatigues de la journée. Les femmes, les enfants, frappant continuellement de leurs cris plaintifs , eussent attendri les cœurs les plus durs. Les américains qu'on avait renvoyés de la Petite-Rivière étaient à Plassac, ainsi que M. Volé et ses collègues.

Sexe charmant, à qui nous devons le bonheur et la vie, c'est ici le lieu de rendre hommage à votre sensibilité. Si le chantre harmonieux qui célébra votre mérite, eût connu le trait que je vais rapporter, il n'eût pas manqué d'en enrichir son poème.

Aimée, jeune créole , belle comme on nous peint Vénus venait de perdre un jeune époux, qui faisait ses délices : telle qu'une rose qui meurt brûlée par l'ardeur du soleil, tel il était tombé sous le fer des assassins. Aimée ne pouvait se consoler de cette perte ; cependant notre affreuse position l'émeut

(nous manquions de tous les moyens de subsistance) ; elle profite de l'avantage que lui donne son sexe d'aller et venir, pour s'échapper souvent dans la journée, courir dans les habitations et nous apporter des secours inattendus et qui nous coûtaient cher puisqu'ils exposaient les jours de notre intéressante pourvoyeuse. Je dois aussi rendre le même tribut de reconnaissance à deux autres jeunes femmes, dont j'ignore les noms, mais dont je n'oublierai jamais le dévouement,

Le 5 ventôse, vers quatre heures du soir, M. Navaille de Bordeaux , administrateur , vint me trouver et me dit qu'il avait des moyens sûrs de nous faire sauver ; que la route lui était très bien connue ; mais qu'il fallait me charger de les passer la rivière de l'Artibonite à la nage. Notre projet était parfaitement conçu, l'exécution était facile. Lorsque la nuit aurait couvert la terre , nous devions nous sauver ; mais notre mauvais génie rit de nos projets ; l'espérance avait remplacé la crainte ; déjà nous allions nous séparer de nos bourreaux. Mais M. Volé, dont la sécurité approchait un peu de l'imbécillité, engagea nos messieurs à l'accompagner , pour remettre une

lettre à Dessalines, qui passait au pied du Mornet. Il partit avec le pauvre Navaille.

Nous venions à peine de les perdre de vue , quand nous les vîmes revenir entourés d'une nombreuse garde de sans-culottes. Bientôt ils sont près de nous; bientôt le plus affreux spectacle s'offre à nos yeux. Nos malheureux compagnons sont dépouillés de tous leurs vêtements, que les scélérats leur arrachent avec fureur ; ils sont liés par les bras et le col, on les réunit en

masse ; les américains ne sont pas plus exempts que les autres. Rien n'arrête ces tigres altérés de sang ; le moment où il va couler tarde trop longtemps pour eux, ils vont assouvir leur barbarie !

Emporté par un zèle héroïque , l'abbé Videau-Dudognon , ne voyant plus que la couronne du martyre, voulant ou terminer ses jours, ou sauver ces malheureux, s'élance au milieu des cannibales ; il est décoré des ornements sacrés : la divinité semble être descendue du Ciel pour animer ses traits ; elle lui prête ses accents ; il supplie , il invoque , il menace , il fait tout pour arrêter le crime : tout est inutile , rien ne peut calmer la rage des bourreaux : ils se jettent sur leurs victimes , comme un torrent qui entraîne tout dans la plaine : tel que la verdure que la saison rigoureuse fait disparaître , tout meurt, tout est anéanti.

Dès le commencement du massacre , nous nous serrions autour de l'abbé Videau-Dudognon ; nous sommes témoins, dans de cruelles angoisses, de mille genres de mort différents. Mais les tigres s'avancent vers nous : bientôt nos peines vont finir; déjà le bras de la mort est étendu sur nos têtes ; déjà je suis dépouillé d'une partie de mes vêtements, lorsque M. l'abbé Videau-Dudognon rassemble toutes ses forces pour nous sauver ; ce n'est plus un homme, c'est un Dieu ; il nous presse entre ses bras, et s'écrie d'une voix stentorée : " Respectez au moins le caractère de ces envoyés , ou faites-moi périr avec eux!! " L'effort qu'il venait de faire était au-dessus de la nature , l'équilibre de ses organes est rompu, ses facultés sont suspendues, il tombe dans un profond évanouissement.

Nous croyons alors notre mort inévitable. Tant que l'homme céleste nous avait couverts de son corps , tant qu'il avait pu parler, les scélérats nous avaient respectés, mais il est évanoui, et notre espérance s'enfuit avec lui. Ce qui eût du nous perdre nous sauva : à l'aspect de l'abbé Videau-Dudognon privé de connaissance, un saint respect, une terreur religieuse s'emparent de tous les esprits ; les brigands se croient coupables de son état, ils s'empressent de lui porter des secours que nous-mêmes lui donnions déjà (*) : un officier, qui paraissait être leur chef, nous dit de rentrer, à l'instant où le saint ecclésiastique reprenait ses sens. Nous exécutons cet ordre , en passant au mi-

lieu d'un monceau de cadavres horriblement mutilés. Quelques-unes des victimes, encore respirantes, priaient leurs bourreaux de mettre un terme à leurs tourments, en leur ôtant un reste de vie , plus loin, des femmes évanouies près des êtres qui jadis leur furent si chers. Les brigands enlevèrent à ces malheureuses tout ce qu'elles possédaient, sous prétexte de s'assurer s'il n'y avait pas parmi elles d'hommes déguisés.

A peine étions-nous rentrés dans notre demeure, à peine le carnage était-il fini, qu'un nombreux détachement s'avance vers nous. Nous ne doutions plus que nous n'allassions être sacrifiés ; ils nous comptent, nous emmènent. Déjà nous avons fait nos derniers adieux au curé : cependant ils usent envers nous des plus grands égards, nous témoignent même du respect, et nous font entrer dans une case, à vingt pas du lieu du massacre , où seuls de notre couleur, seuls avec les plus sinistres réflexions , nous restâmes trois jours , qui furent passés dans les plus grandes inquiétudes. L'image effrayante de la mort cruelle que nous avions évitée si miraculeusement, celle de nos frères égorgés

sous nos yeux, retraçaient à notre âme des souvenirs trop pénibles, pour goûter un instant de repos. Semblables au faon timide que le moindre bruissement du feuillage agité par le vent effraie, de même nous passâmes ces trois mortels jours dans la cruelle alternative de la mort ou de la vie.

Le 8 ventôse , à quatre heures du soir, on nous fit sortir et placer entre 12 grenadiers ; nous traversâmes rapidement une colonne aux ordres du Général Vernet. A l'aspect de l'endroit teint encore du sang de nos malheureux amis, M. Sabès, soit par sensibilité, soit par besoin de nourriture, tomba évanoui : on lui prodigua des secours , et quand il fut revenu à lui et qu'il put monter le cheval qu'on lui amena, nous continuâmes notre route.

Nous marchâmes toute la journée , sous les rayons brûlants du soleil, gravissant des chemins tortueux et escarpés, couverts de roches anguleuses. Sur le soir, l'épuisement de nos forces ne nous permettant plus de marcher, le caporal commandant le détachement, et qui bientôt va nous sauver la vie, fit faire halte à sa troupe ; on alluma un grand feu , et chacun fit boucaner son épi de maïs ; nous essayâmes ensuite de sommeiller. A chaque instant arrivait quelque scène nouvelle, propre a tenir place dans ce récit : mais comme la plupart me sont étrangères, que je n'ai même qu'une idée confuse de celles qui me regardent, je passe à un événement qui nous arriva le lendemain.

Nous nous trouvions, le soir , au Grand-Fond, demeure de l'épouse du Général Dessalines. L'éloge qu'on nous avait fait de cette dame, qui prenait, disait-on, beaucoup d'intérêt aux blancs, et qui en avait arraché beaucoup à la mort, nous faisait ardemment désirer de la connaître ; nous témoignâmes ce désir à Jean Farci, notre caporal ; il y consentit sans difficulté, et nous fit pressentir l'honnête accueil qu'elle nous ferait. Nous nous dirigions tranquillement vers sa demeure, et Farel nous précédait déjà, quand il fut arrêté par Agnan, chef de bataillon, qui le somma de nous remettre à sa discrétion. Ce monstre, dont l'assassinat de plusieurs milliers de blancs n'avait pu apaiser la soif sanguinaire, était porteur d'un ordre du scélérat Dessalines, qui lui enjoignait de nous arrêter au passage et de nous égorger.

Nous ne tenions donc plus à l'existence que par un fil : un peu de condescendance de la part de notre garde allait nous faire périr : mais il était écrit que les projets du crime s'évanouiraient encore , et que nous trouverions dans Farel un des plus fermes appuis de notre faiblesse. Celui-ci demanda l'exhibition de l'ordre dont Agnan était porteur ; Agnan le lui remet sans difficulté. Après un instant de réflexion, Farel le lui rend, en lui disant

qu'il n'y voit rien qui l'oblige a nous remettre en ses mains; mais, qu'après tout, ayant ses instructions du Général en chef, il n'y a que lui qui puisse les révoquer.

Madame Dessalines, qui était à la fenêtre et voyait la violence qu'on voulait nous faire, ordonne à Farel de tenir ferme, et de faire plutôt feu, que de nous livrer. Farel lui répond que nous n'avions rien à craindre , qu'il perdra plutôt la tête que de permettre qu'on attente à nos jours. Aussitôt, il fait faire un mouvement à sa troupe, nous entoure, et nous retournons sur nos pas. A peine sommes-nous hors de la barrière, qu'Agnan , avec quelques dragons, nous

poursuit : Jean Farel nous fait faire un rempart de sa garde, présente la baïonnette, et de pied ferme attend l'ennemi. Le lâche s'arrête à dix pas , pérore, menace , ordonne ; mais ,rien n'ébranle Farel. Il menace à son tour le

Commandant, s'il ne se retire pas, et, en même temps, fait apprêter les armes. Cela fut suffisant : Agnan tourne bride en nous accablant d'imprécations, et menaçant Farel du Général Dessalines. La vertueuse épouse de cet infâme coquin nous fit porter en cet instant, par deux aides-de-camp, deux rouleaux de piastres et une bouteille de vin , que nous ne prîmes qu'après les plus vives instances ; mais Farel et ses grenadiers pouvaient en avoir besoin, nous ne balançons pas à leur faire accepter le tout.

Nous arrivâmes, à quatre heures du soir, an Grand-Cahos , à l'habitation Vincendières, où restaient madame Toussaint et son fils Isaac, gardés par 40 grenadiers de la garde du Général brigand.

Le lendemain, le chef de brigade Sabès fut rendre visite à madameToussaint ; il revint bientôt chercher, dans le sein de son pauvre compagnon d'infortune, les consolations qu'il espérait obtenir de cette dame, qui ne répondit que par monosyllabes à toutes les demandes qu'il lui lit.

Notre demeure n'était point fixée dans un seul lieu du Grand-Cahos; nous en changions suivant l'instabilité des événements: l'on nous faisait aller tantôt de l'habitation Vincendières a celle de Tourneur, tantôt de celle-ci à celle-là. Partout nous ne rencontrions que dureté; partout nous continuions à boire la coupe amère jusqu'à la dernière goutte. Soit que les vivres fussent rares, ou qu'on voulut nous faire périr de faim, nous n'obtenions, qu'avec les plus grandes difficultés et au poids de l'or, un simple épi de maïs. Sans ustensiles de cuisine, sans aucune ressource, nous aurions toujours vécu de ce seul mets, si les femmes, plus sensibles, ne nous eûssent fourni ce qui nous manquait, et accordé la permission de cuire a leur feu les aliments que je préparais pour mes pauvres compagnons.

Le 23 ventôse, nous vîmes encore un diminutif des massacres de Plassac : les brigands égorgèrent, sous nos yeux, M. Morand, vieillard, habitant du Grand-Cahos , et propriétaire d'une caféière qui porte son nom. Nous entendîmes son dernier soupir, nous vîmes ses infâmes assassins partager ses vêtements.

Jusqu'au 5 germinal nous fûmes tranquilles ; mais à cette époque, toutes nos craintes se renouvelèrent, lorsqu'on vint nous dire de nous disposer à partir sur-le-champ. Aussitôt on nous met à la disposition d'un officier et de quatre soldats qui, sur nos vives instances, nous avouèrent qu'ils nous conduisaient

à Toussaint. Après deux jours de marche, nous fûmes en présence de l'auteur de tous nos maux ; il résidait alors à l'habitation Chasseriaux, où il nous reçut, entouré de la cour nombreuse de ses affreux satellites. Il s'étendit en longs discours, nous fit plusieurs questions auxquelles nous répondîmes franchement, et finit par nous annoncer notre départ pour le Port-au-Prince.

Pouvions-nous croire que cet hypocrite raffiné n'allait pas encore abuser de notre crédulité? pouvions-nous, un seul instant, imaginer qu'il sortît de sa bouche infernale une seule vérité?

Eh bien! nous fûmes réellement trompés, et lorsque nous pensions que l'escorte qu'il nous fit donner allait mettre un terme à notre malheureuse existence, nous nous trouvâmes dans le sein de nos amis, de nos frères, nous arrivâmes à la Crète-à-Pierrot, le 8 , à midi.

Quelle surprise!... Que de sensations délicieuses nous ressentîmes à cet instant, que je ne puis encore me rappeler sans que mon cœur s'épanouisse!
0 mes amis, qu'une semblable continuité de malheurs aura poursuivis, qui aurez senti tant de fois les préludes d'une mort affreuse, c'est à vous à concevoir ce

que je voudrais en vain peindre. 11 n'y a pas d'expressions assez fortes, l'imagination ne peut en concevoir qui puissent rendre ce que je ressentais.

Nous prîmes des chevaux qui, dans un temps très court, nous ramenèrent à Saint-Marc. Je passe sur la joie qu'éprouvèrent mes amis du vaisseau l'Union; ils pourvurent à tous mes besoins. Je profitais de leur départ pour passer au Port-au-Prince, où nous arrivâmes à dix heures du matin, le 9 germinal.

Mon empressement à aller revoir mes amis de La Guerrière, se manifestait dans tous mes mouvements ; mon impatience augmentait à chaque instant. Enfin, nous trouvant, dans le canot qui nous conduisait a bord du Général, à portée de leur faire entendre ma voix, je leur criai : " Me voilà!!! voici votre ami Gemon !!" Avec la joie la plus vive, tous me répondirent par un cri général ; le capitaine Gauvain semblait avoir perdu toute autre faculté que celle du plaisir, en me voyant. 0 mes amis, que votre souvenir m'est cher! Comme je m'empressais de refuser le dîner que m'offrit le Général, pour voler dans vos bras! que ces pleurs dont vous inondâtes mon visage défiguré, me sont précieux ! Et toi, brave équipage, je te remercie de la réception que tu fis à un ami qui voudrait t'être aussi utile que tu lui es cher! Que le ciel reçoive les vœux que je lui adresse pour ta prospérité! Mes confrères, mes amis, mes camarades, que votre pauvre Gemon ressentit de biens dans ce moment ! que ses souvenirs s'y reporteront souvent ! comme ce jour resserrera les liens d'amitié que son cœur ne rompra jamais ! !

JEAN-BAPTISTE GEMON , Capitaine de Frégate.

(*) L'abbé Videau , après avoir exercé par intérim les fonctions de Préfet apostolique à Saint-Domingue, s'est réfugié aux Etats-Unis , lorsqu'il ne lui fut plus possible d'habiter la colonie. Rentré en France en 1805 , l'abbé Videau a recherché l'obscurité. Il a refusé constamment d'occuper les fonctions élevées qui lui ont été offertes dans le sacerdoce. Il habite maintenant Angoulême, où il dessert, depuis de longues années, la petite chapelle de Notre-Dame de Bezines, employant le modeste revenu de son patrimoine au soulagement des malheureux.

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