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TRAGIQUE HISTOIRE DE JEAN-BAPTISTE GUÉ

ARCHITECTE DU CAP FRANÇAIS PAR SON FILS PIERRE GUÉ

 

Ma famille ayant désiré que j'écrive quelques mots sur les malheurs qui nous ont assaillis presqu'au sortir du berceau, afin d'en perpétuer le souvenir parmi nos enfants, c'est à elle seule que j'adresse ces notes dont la lecture ne saurait être intéressante que pour nous.

Je sais peu de choses de l'origine de mon père Jean-Baptiste Gué. Tout ce que j'ai appris ou tout ce qui m'en est resté, c'est qu'il était né en Bretagne d'une famille très nombreuse et que, à l'âge de vingt ans on le fit partir pour Saint-Domingue avec une pacotille qui formait tout son patrimoine et sur laquelle j'ai souvent entendu dire qu'il avait beaucoup perdu.

Débarqué au Fort-Dauphin, il avait fait la connaissance de M. Lavit et de M. Artaud dont il devint bientôt l'ami, malgré la grande disproportion d'âge qui existait.

L'éducation de mon père avait été fort négligée sous le rapport des belles lettres, ce qu'il faut peut-être en partie attribuer à la prédilection toute particulière, au goût presqu'exclusif avec lequel il s'était adonné aux mathématiques et à l'architecture qu'en revanche il possédait à fond, bien qu'il fût encore au printemps de ses jours.

C'est notamment à la possession de ces sciences qu'il dut l'affection de MM. Lavit et Artaud, qui ne tardèrent pas à se l'associer, ayant entrepris ensemble, sur divers points de la colonie, des travaux considérables pour le compte du gouvernement.

M. Lavit était architecte et originaire de Nancy. Il avait deux enfants dont un garçon qu'il faisait élever a grands frais en France et une fille dont l'éducation se cultivait avec assez de soins, près de lui. Il avait une jolie fortune qui, quelques années après, se dissipa en grande partie.

Celle de M. Artaud était déjà considérable. Elle le devint plus encore dans la suite, et il ne savait ni lire ni écrire. Tous ses efforts s'étaient bornés à apprendre l'arithmétique et a signer son nom. Mais il était plein d'idées, plein de hardiesse et il voyait juste. Une ambition sans borne le dominait et l'association d'un jeune homme d'une rare intelligence et ardent, habile dans la carrière qu'il venait d'embrasser, celle de l'architecture, devenant de plus en plus avantageuse, on songea a s'attacher mon père par d'autres liens.

A cet effet, on lui proposa, à l'âge de vingt-quatre ans la main de Mme Lavit, quoiqu'elle n'eut pas encore atteint sa quinzième année. Elle était assez jolie, d'une douceur angélique, de taille moyenne, mais bien prise. Elle dansait à ravir, avait un peu de musique de l'esprit et de la gaîté.

Elle avait plût a mon père, qui de son côté, lui avait inspiré les plus tendres sentiments, d'autant plus qu'indépendamment d'un naturel plein d'enjouement et de courtoisie, il avait un grand fond de sensibilité et était doué d'un physique agréable.

Le mariage se conclut tout aussitôt (1778) et un an après, le 24 juillet 1779, je vis le jour.

Ce que mon père avait conservé de sa pacotille et ce qu'il avait gagné dans l'association, réunis a la dot de sa femme, lui procurait une assez bonne position, aussi eut-il envie de repartir en Bretagne. Le ciel lui envoyait une idée. Malheureusement pour nous, plus malheureusement encore pour lui, il ne s'y arrêta pas, et combien de fois dans la suite, même au sein de sa plus grande prospérité, averti peut-être par un secret pressentiment, ne répétait-il pas à sa femme, en notre présence et avec une sorte d'amertume et d'affliction, qu'il regrettait de ne pas s'y être arrêté !

Détourné de cette première tentation, il porta ses vues sur un autre objet. Il voulut travailler seul, et changer de résidence. Son beau-père lui-même sentait depuis longtemps le besoin de se reposer et pensait a se retirer des affaires, circonstance qui amena un peu plus tard la rupture de la société.

Mon père partit avec sa femme pour la ville principale de Saint-Domingue, la ville la plus grande, la plus belle et la plus opulente de la colonie, le Cap où son beau-père et sa belle-mère, auxquels il m'avait confié en nourrice, le rejoignirent au bout de quinze mois, après avoir réalisé ce qu'ils possédaient d'immeubles à Fort-Dauphin, à l'exception seulement d'un certain nombre de nègres, presque tous ouvriers, dont ils se firent suivre.

Nous trouvâmes mon père parfaitement installé au Cap, c'est-à-dire qu'il s'y était déjà fait avantageusement connaître non seulement des principaux habitants, mais même des principales autorités, surtout du gouverneur et du colonel du génie militaire.

Il ne fut pas difficile à mon père de se faire nommer architecte et Voyer de la ville du Cap et banlieue. Cette charge n'était rien sous le rapport des honneurs, mais dans une ville d'un commerce si prodigieusement actif, d'un luxe si répandu, si progressif, dans ce " Paris des îles ", comme on appelait le Cap, une pareille charge était précieuse, envisagée comme moyen d'arriver promptement à une belle fortune.

Constamment en évidence, mon père voyait ses travaux se multiplier à l'infini, et il entrait dans ses attributions de pourvoir à la conservation des édifices du gouvernement, comme la cathédrale, l'hospice de la Providence, le palais du gouverneur, l'arsenal, les casernes, etc., etc... L'ingénieur en chef se liait de plus en plus avec lui, et lui donnait un intérêt si vif qu'il le chargea de plusieurs travaux.

La ville du Cap avait un Fort à l'une de ses extrémités; il fallait un bastion sur une certaine étendue du port, ce fut mon père qui en traça le plan et qui en surveilla l'exécution. On ordonna de jeter un pont, à peu près à deux lieues du Cap, sur une rivière dont l'embouchure venait se perdre dans la mer, presqu'en face de la ville, et mon père qui en avait fourni le projet, l'exécuta aussi. L'Hospice, qui existait déjà, avait été reconnu insuffisant. Il était nécessaire d'en avoir un autre qu'on voulut placer à trois quarts d'heure de marche de la ville. Mon père le conçut et l'exécuta...

Hélas! il était loin de penser qu'il nous préparait un refuge momentané et qu'un jour, tout près de là, violemment arraché à la vie, reposerait sans honneurs, sa dépouille mortelle !...

Le gouverneur faisait espérer à mon père la place de Grand Voyer qui aurait étendu les privilèges, qu'il exerçait dans une seule ville, dans tout l'arrondissement. Cette perspective éblouissait mon père, il était jeune encore, ses premiers succès avaient été rapides et nous étions déjà plusieurs enfants.

C'est tandis que nous goûtions toutes les douceurs de la vie qu'un de nos plus intimes amis, M. Henry, habile mécanicien, qui s'était enrichi à Saint-Domingue, vint trouver mon père pour l'engager à convertir sa fortune et à le suivre aux Etats-Unis, contrées alors extrêmement neuves, ouvrant aux arts et à l'industrie un champ bien plus vaste encore que Saint-Domingue, qui ne lui paraissait guère en mesure de conserver une splendeur poussée jusqu'au plus haut point.

M. Henry était inspiré ou sa démarche était un nouvel avertissement que la Providence envoyait à mon père. Les instances de son ami durèrent pendant une quinzaine de jours, mon père, qui, dans ce moment même, aurait abandonné la colonie pour rentrer en France, si quelqu'un l'y avait invité, ne voulut pas le faire pour passer à l'étranger.

M. Henry partit seul et, si j'ai conservé de la scène des adieux un souvenir fidèle, il avait la mort dans les traits... Il semblait l'emporter ou la prédire!... Mon père fut si affecté de cette séparation, qu'il en fit une maladie. Jamais l'amitié n'avait mieux rempli deux cœurs. Nous retrouvâmes M. Henry quelques années après, mais, grand Dieu, dans quelle position tombâmes-nous entre ses bras!

Vers cette époque, un des frères de mon père s'était ruiné à Paris. Dépourvu de ressources, il venait avec sa femme et deux enfants mâles, demander un asile et du pain au frère que la fortune avait favorisé. Mon père, transporté de joie, ouvrit à cette nouvelle famille sa maison et sa bourse, noble et généreux mouvement où tout notre bon père doit aisément se reconnaître.

A peu près dans la même année, une arrière-nièce et deux arrière-neveux de ma mère, orphelins dès leur bas âge, et dépouillés dans leur adolescence de toutes ressources, vinrent du fond de la colonie, réclamer aussi notre assistance. C'étaient les jeunes Delorme. Mon père les accueillit avec le même empressement. Sa grande maxime était : " II faut donner aux siens " et le plaisir de donner embellissait, pour son âme, l'accomplissement de ce pieux devoir. Nous étions tous les jours quinze personnes à table et pas un seul étranger. Je ne compte pas deux parasites qui assistaient régulièrement à tous nos repas et dont la présence à la longue nous était devenue si nécessaire que si, par aventure, l'un ou l'autre passait un jour sans venir nous voir ou manquait de se trouver au dîner, on en éprouvait, malgré notre cercle déjà nombreux, un vide insupportable. Ils étaient de toutes nos parties et de toutes nos fêtes.

J'étais entré, à l'âge de six ans au premier collège de la ville (ou plutôt à la première école, car il n'y avait pas de collège) comme externe et avec beaucoup de dispositions, mais je n'y apprenais rien. Ma grand'mère m'élevait ; je mangeais, je couchais chez elle, c'était elle qui pourvoyait à tous mes besoins, elle ne voulait pas souffrir de partage à cet égard... Il en résultait qu'on ne me voyait presque jamais chez mon père, ce qui occasionnait souvent, entre elle et lui, d'assez vives disputes. J'étais enfin devenu comme sa propriété exclusive... On épiait mes désirs pour les satisfaire et souvent on se plaisait à les faire naître. Ma volonté était souveraine :quiconque se fut avisé de la combattre eût été banni de la maison, un esclave en eût été sévèrement châtié. Je marchais entouré de serviteurs, je régnais et j'étais adoré, quoique despote.

Mon père cependant finit par s'apercevoir que ce genre d'éducation ne pouvait me convenir... Il prit donc la ferme résolution de me sortir tout à la fois de l'école et de chez ma grand'mère, ce qui les brouilla, ou du moins celle-ci qui était au surplus très altière, en fut si irritée que, sans l'intermédiaire renouvelé de toute la famille, à un premier jour de l'an qui survint quelques mois après, la réconciliation n'eût pu avoir lieu. La paix ne se fit qu'à la condition que j'irais passer les jours de vacances chez ma grand'mère, et encore cette paix n'était-elle pas franche de sa part. Elle ne me revoyait jamais que pour accabler mon père de reproches...Elle ne manquait jamais de s'informer si j'étais toujours, comme autrefois, bien servi, bien soigné, si j'avais toujours autant d'argent que j'en voulais et je ne la quittais jamais sans la laisser dans les larmes, sans emporter des présents de toute espèce.

Je finissais alors ma neuvième année, je lisais bien et j'avais une assez jolie main, mais là se bornait tout mon savoir.

Mon père, en me retirant de l'école, m'avait mis dans son cabinet sous la direction immédiate de ses commis, jeunes gens pleins de mérite. Les uns me faisaient dessiner l'architecture, les autres transcrire des rapports, des procès-verbaux, toutes choses qui, sans m'amuser, ne m'ennuyaient pourtant pas, excepté l'architecture que j'avais prise en aversion.

De son côté, mon père m'obligeait de temps en temps à copier quelques morceaux de nos grands prosateurs et à apprendre par cœur et à lui réciter quelques belles tirades de poésie. Cette lecture me paraissait attrayante, je la dévorais. Ce qu'il y a de plus particulier, c'est que la grammaire sur laquelle je n'avais jamais pu me résoudre à jeter les yeux, lorsque j'étais au collège, ne me parut pas absolument dépourvue d'intérêt...

Je n'avais jamais été, à proprement parler enfant. Aucun des jeux de mon âge ne m'avait sérieusement diverti...Quoi qu'il en soit, je me trouvais maintenant entouré d'hommes dont la plupart développaient en moi des goûts que mon instinct semblait avoir soupçonnés et chaque jour mon émulation grandissait. Mon père en fit la remarque avec satisfaction et, dès lors, il fut arrêté qu'à l'âge de douze ans, lorsque ma vocation, qui pouvait se déceler d'elle-même, se serait mieux prononcée, je partirais pour la France, afin d'y suivre une éducation convenable...

Provisoirement, son opinion se partageait entre le barreau et l'état militaire, et je crois que l'un ou l'autre, malgré la différence qu'ils présentent, eût été mon affaire. Il n'était pas de jour où l'on ne m'aperçut, devant une glace, débitant un discours de ma façon que j'étais censé adresser à des juges pour l'accusation ou la défense de tel ou tel de mes anciens condisciples, ou l'on me trouvait au beau milieu de la chambre de mon père, son épée nue à la main, donnant des ordres comme si j'eusse été entouré de troupes. Je bondissais à la lecture de tout morceau portant le caractère entraînant de la haute éloquence et j'étais saisi d'un transport incroyable, à la vue d'un uniforme, d'une épaulette, d'un sabre...

Mon cousin Gué, qu'on surnommait " le parisien ", pour le distinguer de moi, jeune homme charmant de caractère et de physique, d'une éducation que sa rare intelligence avait déjà aidé à pousser très loin, quoiqu'il n'eut que quinze ou seize ans à son arrivée au Cap, avait été aussi placé dans le cabinet de mon père, d'où il passa ensuite, avec de très beaux appointements chez l'ingénieur en chef. Il était destiné au génie. L'infortuné jeune homme, quelle devait être sa déplorable fin !...( Il est mort tragiquement en mer )

Il y avait environ deux ans que M. Henry nous avait quittés. Peu après son départ, la mort nous avait enlevé mon grand-père, M. Lavit. plus qu'à moitié ruiné par son fils qui était revenu dans la colonie, à l'âge de vingt ans, chargé d'une brillante éducation...et de dettes, ardent, exalté, prodigue, continuant ses folles dépenses et ses duels, même en dépit d'un mariage qu'on lui avait fait contracter presque à son retour de France. Dans le même temps, nous perdîmes mon oncle paternel, M. Gué.

Mon père, jusque-là, avait continué à voir bien marcher ses Entreprises, mais, passé cette période, tout sembla péricliter...

Il régnait dans la colonie un extrême malaise de sinistre augure. Les affaires n'allaient plus... Mon père, en soupirant, comparait ses dossiers d'une année à l'autre et le déficit des honoraires. A côté de cela, il avait beaucoup perdu dans quelques entreprises commerciales, où il s'était laissé persuader de prendre des actions :la plupart de nos créances étaient devenues mauvaises, et il ne modérait pas ses dépenses et ses largesses qui, de tout temps, avaient été considérables. L'ordre et l'économie, si salutaires, même au sein de l'abondance, régnaient peu.

Enfin mon père n'avait encore pu se construire que la maison que nous occupions en dernier lieu et il ne s'était acheté que deux ou trois emplacements en ville, un morne sur les derrières de la maison, une habitation de 200 carreaux à Jérémie et une quarantaine de nègres, tous, il est vrai, ou maçons ou menuisiers ou charpentiers, par conséquent de grande valeur. C'était encore, à coup sûr, un assez joli fond de fortune, mais presque tout son argent avait disparu, il avait épuisé son crédit, on refusait de lui vendre à terme. Je vois encore en frissonnant la gêne qui planait autour de nous. Il avait fallu retirer de pension ma sœur, la pauvre Aimée, qui n'avait encore qu'ébauché ses études.

Un orage violent, qui devait tout engloutir, s'approchait de nous. Nous étions en 1792. Des ateliers de nègres révoltés se soulevaient tout entiers contre les habitations qu'ils incendiaient après en avoir chassé ou égorgé leurs maîtres. Nous avions presque sous les yeux le tableau de ces horreurs qui auraient dû avertir mon père et l'engager à céder enfin aux pressantes invitations que M. Henry ne cessait encore de lui adresser des Etats-Unis.

De la maison que nous habitions, bâtie sur un rocher, au pied de notre morne, et d'où nous dominions et la ville et la mer, et la plaine, nous apercevions tous les soirs, sans longue-vue, dix ou douze habitations en feu, comme autant de volcans qui semblaient menacer l'île d'un éclat prochain. Tous les jours, dès que la nuit avait un peu épaissi les ombres, une foule immense se portait sur les hauteurs de la ville, impatiente et curieuse de contempler cet effrayant spectacle où chacun aurait pu lire le présage de ses propres infortunes.

Et mon père ne songeait pas à bouger!

II faut dire, pour sa justification, qu'en général on se flattait de dissiper aisément ces troubles et qu'en effet on y fût parvenu, si la France ne se fut avisée elle-même de donner l'affreux signal du bouleversement et de la destruction.

On avait organisé au Cap une garde nationale à pied et à cheval composée de volontaires et de dragons. Mon père était de ces derniers en qualité de capitaine, mon oncle Lavit avait le même grade, dans les volontaires. On marchait conjointement avec un assez bon renfort de troupes de ligne, arrivé de la Métropole contre les nègres qu'on taillait en pièces dans toutes les rencontres. Le séjour des gardes nationaux aux camps n'était guère que de quelques jours ou au plus d'un mois. Mon père n'en revenait jamais sans nous annoncer que tout serait bientôt fini.

Dans ce trompeux espoir, nous atteignîmes 1792, année à jamais fatale aux colons de Saint-Domingue, par la subite apparition de deux hommes, de deux monstres que l'enfer semblait avoir vomis. Mon père n'avait pas perdu de vue son projet de m'envoyer en France et il était plus que temps de l'accomplir, j'avais près de treize ans. Il annonça que, sous peu, je serais embarqué pour Bordeaux, sous l'escorte de mon oncle Lavit qui s'en retournait en France, poursuivi par des créanciers de toute espèce. Il devait me conduire au collège de Sorrèze, où il avait été lui-même élevé. On s'occupa bientôt après de mes malles, de mes lettres de recommandation et l'on arrêta mon passage. J'allais partir...

On apprend l'entrée dans le port des commissaires Polverel et Sonthonax, d'exécrable mémoire !! Tout fut alors fini pour moi, pour nous. Je n'entreprends pas d'écrire ici la Révolution de France, je ne ferai même des désastres de Saint-Domingue que l'analyse nécessaire à l'intelligence de nos propres malheurs.

Ces commissaires étaient à peine en rade, que déjà il circulait qu'ils allaient propager dans la colonie les principes qui désolaient la mère Patrie. Leur descente dans la ville fut l'éclair de la foudre. Scélérats, délégués par les scélérats qui "régénéraient" alors la France, ils venaient, disaient-ils, pour rétablir l'ordre et la tranquillité dans la colonie, et leurs vœux personnels, leur mission secrète, leurs actes ostensibles tendaient à en faire un vaste champ de pillage et de meurtre, un éternel foyer d'incendie !

Leurs premières paroles furent : " Nous ne connaissons dans l'île que deux espèces d'hommes, les hommes libres et les esclaves ", ce qui était annoncer que la distinction qui avait de tout temps existé entre la caste libre, composée de mulâtres et de nègres, et les blancs, n'existait plus, distinction qui seule, jusqu'alors, avait pu conserver la colonie dans un état formidable de discipline et de prospérité.

Il n'en fallut pas davantage pour remuer en sens divers tous les esprits, pour y semer la discorde, la haine, pour réveiller une foule de préventions et de jalousies et surtout pour ameuter la canaille contre les honnêtes gens, dont la consternation devenait profonde. Dans la canaille, je ne comprends pas seulement la plupart des hommes de couleur ou de nègres libres, mais même un nombre considérable de blancs qui barbotaient, obscurs et invisibles, dans la fange, dont ils s'étaient toujours nourris, plus vils encore que le dernier de nos esclaves. L'agitation gagnait de plus en plus. On approchait des excès les plus révoltants.

Mon père, qui n'avait pas obtenu la place de Grand Voyer parce que le titulaire, je crois, vivait encore, avait été nommé lieutenant-colonel du génie, avant l'arrivée de Polverel et de Sonthonax. Cette fonction, très paisible en principe, donna à des envieux et aux agitateurs l'occasion de se remuer dès que l'on commença à voir germer les troubles. On se récria, on se répandit en invectives, on demanda sa destitution. Une troupe de bandits armés se promenait le soir et pendant une partie de la nuit, tout autour de sa maison, en lui criant de se démettre ou de s'attendre à périr.

D'autres citoyens, pour d'autres causes, éprouvaient les mêmes insultes et couraient les mêmes risques. La police était malintentionnée ou, pour mieux dire, marchait au but des exterminateurs qu'on nous avait envoyés.

Mon père, entêté et fier de sa nature, affectait de sortir en plein jour, revêtu de son uniforme, et le soir, escorté de son beau-frère et de quelques braves amis tous munis de leurs armes, réussissait à disperser les groupes sans coup férir. On connaissait son courage et celui de mon oncle, l'un et l'autre éprouvés dans quelques occasions particulières, comme à l'armée, et avec eux on voyait aussi certains hommes plus qu'en état de les seconder vaillamment. Leur présence et leur attitude imposaient.

Cependant ces scènes, pendant quelques jours interrompues, ayant repris avec plus de fureur et, devenant toujours plus inquiétantes pour ma mère qu'elles jetaient dans une sorte d'agonie, mon père, à la sollicitation de toute la famille, finit par donner sa démission au bout de quelques mois, sous prétexte qu'il allait partir pour la France.

Le fait est qu'il agissait dans le but de tout vendre et il l'écrivit à M. Henry qu'il aurait été rejoindre. Mais il était trop tard. II n'y avait plus d'acheteurs ou ceux qui se présentaient voulaient de très longs termes, et n'offraient aucune garantie, même morale. Mon père alors resta irrévocablement attaché à la colonie, comme Prométhée à son rocher.

Tout allait de mal en pis, au fur et à mesure que nous approchions de 1793.

Les nègres des habitations, errant d'abord comme des hordes de sauvages, ensuite mieux organisés, se battaient avec plus d'assurance, avec plus de tactique. Ils se signalaient par de plus effrayantes dévastations et se rapprochaient des villes. Les nègres des villes devenaient insolents. On avait poussé plus loin qu'on semblait se l'être promis, le principe d'égalité qui avait détruit une ligne de démarcation nécessaire, et l'on s'attendait à la prochaine publication du décret proclamant la liberté des esclaves. Ils s'en vantaient et nommaient hautement Polverel et Sonthonax leurs pères. Il était devenu rare qu'un blanc pût sortir en plein jour sans être insulté, souvent maltraité par la caste qui naguère baissait humblement le front en sa présence.

On voyait successivement passer entre les mains des hommes de couleur et de nègres libres la plupart des charges civiles et militaires quoiqu'ils ne fussent en état d'en remplir aucune, parce que sur mille il y en avait à peine un qui eût reçu même les premiers éléments de l'éducation.

A la tête des régiments qu'ils avaient formés avec de pareils hommes, Polverel et Sonthonax parcouraient les diverses provinces de la colonie et partout où ils se trouvaient, par une soumission prompte et aveugle, ils n'hésitaient pas à tout faire mettre à feu et à sang.

C'est ainsi qu'on vit brûler plusieurs bourgs, c'est ainsi qu'on bombarda Port-au-Prince. C'est dans ces horribles expéditions, qu'à l'imitation des brigands de la plaine, les satellites de Polverel et deSonthonax arrachaient les yeux des blancs avec des tire-bouchons ou les suspendaient par le menton à un croc, jusqu'au dernier souffle de vie, ou les sciaient vifs entre deux planches qui les tenaient étroitement pressés, ou commettaient sur les jeunes filles, en présence des auteurs de leurs jours, les viols les plus atroces, ou éventraient des femmes enceintes dont ils portaient ensuite, au bout de leurs baïonnettes, comme un trophée, le fruit infortuné si cruellement ravi à leur sein, mères cent fois moins à plaindre cependant que celles dont on ouvrait avec violence la bouche pour y plonger la chair encore palpitante de ceux de leurs enfants qu'on avait écharpés devant elles ! Et Polverel et Sonthonax revenaient de ces expéditions suivis de mulets chargés d'or et d'argent.

La plupart de nos troupes de ligne voyaient ce brigandage avec horreur. Celles qui en murmuraient le plus étaient envoyées, sans guide et en nombre insuffisant, au devant des révoltés de la plaine, avec lesquels Polverel et Sonthonax commençaient à pratiquer de sourdes intelligences, ou on les plaçait dans les embuscades, et là, elles étaient bientôt surprises, assaillies, massacrées, quand, pour s'en délivrer plus tôt, on n'empoisonnait pas leurs aliments et leurs boissons...

Le colon abusé embrassait l'espoir qu'on respirerait enfin bientôt! vaine confiance! dans ces moments mêmes, des chefs de famille étaient violemment arrachés, la nuit, des bras de leurs épouses, du sein de leurs enfants et jetés à bord d'un navire qui les traînait en France jusque sous le fer de la guillotine. D'autres, enlevés de la même façon, recevaient sourdement la mort, dans la colonie même, au fond d'un obscur cachot. Le jour venait éclairer le forfait des ténèbres. On n'osait plus se montrer ; tout frémissait au seul nom de Polverel et de Sonthonax. Ils régnaient en despotes absolus, ils frappaient en tyrans sanguinaires, ils dévoraient en tigres affamés de la chair des hommes... et, de son côté, le peuple français avait égorgé Louis XVI !

Nous avions déjà vu s'écouler quelques mois de l'année 1793. Mon père, auquel divers avis secrets faisaient aussi pour lui entrevoir le danger de la déportation, passait une grande partie des jours et des nuits, caché dans les broussailles de son morne, m'ayant avec lui pour tâcher d'avertir ma mère en cas d'événement. Il avait en dernier lieu obtenu, à l'aide de personnes que naguère il eut dédaigné d'admettre au nombre de ses protégés un passeport en blanc qui eût pu servir à toute la famille et son intention était de nous transporter sur son habitation à Jérémie, paroisse où les troubles n étaient pas encore aussi désastreux, où le sang coulait avec moins d'abondance, mais il y avait pour une famille aussi nombreuse que la nôtre - et nous le savions par l'expérience d'une foule de malheureux - bien plus de périls encore à suivre cette route, qu'à rester, à moins de fuir seul, sous un déguisement quelconque. Et comment se résoudre à laisser derrière soi quatorze ou quinze personnes, femme et enfants, au milieu de tant de bourreaux, dont la rage n'était pas encore assouvie? Le choix de mon père fût bientôt fait. Il déchira son passeport devant nous. Il resta!...

L'assassinat de Louis XVI avait porté le dernier coup de grâce à la colonie. Les déportations se suivaient plus rapidement On comptait déjà plus de douze cents chefs de famille d'embarqués. Pol-verel et Sonthonax s'enorgueillissaient d'avoir en outre chassé de la sorte trois gouverneurs successivement envoyés au Cap. On continuait les exécutions sourdes et la moindre des cruautés était les rançons exhorbitantes auxquelles on soumettait, au profit de ces vampires, tel ou tel colon, qui, encore à ce prix, n'était pas toujours sûr d éviter le bannissement ou la mort.

Toutes les classes blanches étaient molestées, poursuivies, frappées d'une manière ou d'une autre, sans en excepter les chefs militaires de terre ou de mer. Cependant on était las. L'indignation se soulevait. L'énergie, qu'il aurait été si facile d'exciter dans un moment plus opportun, si les blancs avaient su s'entendre se manifestait et paraissait vouloir tenter un grand coup pour renverser cet édifice prodigieux de terreur et de désolation. Il y avait tous les jours des rixes particulières, entre les blancs d'une part et les mulâtres et les nègres libres de l'autre. Ces rixes dégénéraient souvent en émeutes, on ne marchait guère plus qu'armé de pistolets, de sabres, de poignards. Le sang coulait fréquemment dans les rues. La rade étalait encore à nos yeux plusieurs vaisseaux de ligne, des frégates, quelques corvettes, un grand nombre de navires marchands qu'un embargo rigoureux tenait à l'ancre. Les blancs se communiquaient les uns aux autres le sentiment de rage qui les animait. On s'échauffait, on s'excitait, la fermentation était à son comble...

 

Arriva le 20 juin de cette déplorable année 1793. Le même jour, à midi, les bâtiments de guerre s'étaient embossés devant la ville et avaient ordonné aux barques stationnaires entre eux et le port de déblayer tout cet espace. Nous nous en apercevions de chez nous tout à l'aise. Cet appareil avait quelque chose d'extraordinaire et de lugubre. Mon père en augura qu'il allait s'opérer un grand mouvement et s'étonnait que le commandant des dragons, qu'on employait encore, ne lui eût envoyé aucun ordre, aucune instruction, dans un moment surtout où il était plus que jamais d'un si grand intérêt de s'entendre et d'agir simultanément, et en masse.

On s'était mal concerté ou plutôt on ne s'était pas concerté du tout et l'on crut que la Marine qui avait encore, dans son sein, le dernier gouverneur embarqué, dont le frère, Galbaud était chef d'escadre, ne cherchait qu'une vengeance particulière et se la procurerait à tout prix. La disposition des vaisseaux et des frégates, ordonnée comme pour un bombardement, semblait annoncer qu'en effet la rade allait foudroyer la ville. Aussi les malheureux habitants blancs se croyaient entre deux feux.

L'inquiétude croissait, le désordre était dans tous les esprits. Cette mesure, hardiment résolue par l'amiral, n'avait été cependant conçue que pour faciliter la descente des marins et des troupes de mer, alors fort réduites, et le but était de s'emparer des forts, des bastions, de l'arsenal, de la personne des commissaires, dont il devenait si important de pouvoir purger la colonie. Cet immense effort eût pu réussir s'il avait été bien combiné et exécuté un peu plus tôt.

Mon père, dont la maison en ce moment terrible, se remplissait de voisins inquiets, était vivement agité. Il s'emportait envoyant s'écouler les heures sans recevoir le moindre avertissement de la part de son chef. Enfin, il crut que le plus court parti qu'il eût à prendre était de s'armer, de monter à cheval et d'aller chez son colonel. Malgré nos instances pour le retenir, il se revêt de son uniforme, appelle son nègre d'écurie pour seller un de ses chevaux, en appelle un second, un troisième... point de réponse. L'impatience et la fureur le gagnent. Il descend lui-même à la case des nègres qui était au milieu d'un assez vaste emplacement, au bas et environ à six toises de la maison, il en trouve toutes les portes ouvertes, il la parcourt... point de nègres !... Il court à l'écurie...point de chevaux !... Tout avait été enlevé, tout avait disparu. Ce fut pour lui un trait de lumière et un coup de foudre. Il remonte, il vient nous rejoindre. Il était pâle, consterné. " Tout est perdu "s'écria-t-il, et bientôt après nous entendîmes au loin quelques coups de fusil et ces cris alternatifs et toujours si effrayants : " aux armes !aux armes! " " fermez les portes! fermez les portes! " et peu après mille clameurs sinistres, des hurlements affreux : on prêchait la Liberté !... on prêchait la révolte, le pillage, l'assassinat, l'incendie !

Nos voisins, pleins d'épouvante, s'étaient retirés. Mon père avait en vain cherché à les retenir. Il avait chez lui, comme capitaine de dragons, un dépôt d'armes qu'on avait oublié de lui faire restituer. Il voulait, aidé de ses voisins, et de deux ou trois commis que nous avions encore, se former un moyen de défense, dans le cas plus que probable, d'une attaque, la mort étant moins cruelle, disait-il, quand on peut la donner en la recevant. Il n'avait pu les convaincre. Nous étions restés seuls.

Le premier mouvement de l'animal féroce qu'on délivre est de déchirer tout ce qu'il rencontre. Les esclaves à peine affranchis, à peine armés, dévastaient, saccageaient, tuaient déjà dans une partie de la ville, tandis que dans l'autre, une portion des leurs secondait les mulâtres et les nègres libres qui en étaient venus aux prises avec les marins, dont la rade avait protégé la descente, par une volée de coups de canon. Le canon tirait maintenant dans les rues avoisinant l'arsenal, et le Gouvernement dont nous étions assez éloignés. La mousqueterie se faisait également entendre, on égorgeait et on combattait tout à la fois. Nous étions glacés.

Ma mère, alarmée pour elle et pour tout ce qui lui appartenait, fait remarquer que sa mère lui manque. Celle-ci demeurait à une assez grande distance de chez nous. Je demande spontanément à mon père la permission de l'aller chercher. Il me l'accorde en hésitant. Il me l'aurait refusée que j'aurais eu, je crois, l'audace de la prendre. La nature et la reconnaissance m'enflammaient. Je pars, je cours, je vole. Je trouve ma pauvre grand'mère dans un état qu'il me serait impossible de décrire. Je la conjure, d'un air égaré, ou plutôt je lui donne l'ordre de me suivre. On avait déjà fait ruisseler le sang tout à côté de chez elle. Ses esclaves avaient aussi pris la fuite et comme les autres, massacraient à l'envi. Elle veut s'emparer de son argent, de son argenterie, de ses bijoux. Je m'y oppose, je menace, je la saisis par le bras, je lui laisse à peine le temps de fermer ses armoires et ses portes, précautions inutiles d'ailleurs. Je connaissais mon ascendant sur elle, j'en usais ; je la fais sortir, je l'oblige à mesurer son pas sur le mien, je l'entraîne... nous arrivons!. Quelle scène entre la mère et la fille! et quel déluge de bénédictions sur le petit-fils qui venait de se dévouer!

Le combat continuait avec opiniâtreté, l'égorgement se poursuivait. On avait, par ordre des commissaires, enfoncé les portes des prisons. Une foule énorme de scélérats en étaient sortis, décharnés et hideux comme des spectres, impitoyables comme des furies, c'étaient des nègres. Ils ajoutaient partout à l'horreur, à l'épouvante et tout, jusqu'à leurs chaînes qu'ils traînaient encore à moitié rompues, leur servait à donner une mort qui ne leur semblait jamais assez atroce. Le malheureux blanc qu'ils rencontraient fuyant était contraint de s'arrêter et de les aider à se dégager de l'anneau ou de la barre qui les entravait encore, et la barre ou l'anneau enlevé frappait et ouvrait, au même instant, le crâne du libérateur.

Mon père, après s'être barricadé chez lui, autant qu'il le pouvait, nous prescrivit de monter dans un grenier dont l'entrée était presque secrète. C'était un lieu qui lui paraissait d'abord plus sûr contre l'invasion que nous devions appréhender. Nous obéîmes et, de la lucarne, nous apercevions des troupeaux de blancs qui fuyaient poursuivis et déjà mutilés. Le danger semblait se rapprocher de nous, nos transes devenaient plus vives. Mon père était resté seul en bas, comme à dessein, prêt à s'offrir en victime. Bientôt, il lui vint à la pensée que s'il était assassiné, retenus dans notre retraite d'où l'on ne pouvait sortir qu'au moyen d'une échelle qu'il avait enlevée, nous serions exposés à y périr de faim ou que si l'on mettait le feu à la maison, nous mourrions d'une mort plus cruelle que celle qui semblait l'attendre. Il opta et nous fît descendre, et peu après, à l'idée que le fer allait nous massacrer peut-être sous ses yeux, il voulait nous faire remonter dans le grenier. Il n'osait ni nous conserver auprès de lui, ni nous éloigner.

Quelle alternative!...

Enfin vers les sept ou huit heures du soir, le feu s'interrompit. Les troupes marines, écrasées par le nombre, n'avaient obtenu pour tout succès que de s'emparer de l'Arsenal où elles s'étaient repliées. Les nègres, fatigués de carnage, reprenaient haleine. C'était le repos du lion, ramassant de nouvelles forces, couvant une nouvelle fureur.

Le fracas de la journée avait été si effroyable que le silence du soir faisait encore frémir. La nuit survint. Son calme, plein d'horreur, était encore de distance en distance interrompu par quelques coups de fusil, que les assassins tiraient en l'air pour se tenir réciproquement éveillés, ou par des sifflements aigus qui se prolongeaient et allaient se répéter et mourir au loin. Cette nuit terrible nous parut d'une longueur éternelle, et cependant hélas, qu'elle fut rapide !

Nous avions étendu des matelas dans la salle, dans le salon, dans le vestibule et nous n'osions pas nous y mettre, bien que nous sentissions le besoin de nous reposer. Les enfants seuls dormaient ! c'était l’innocence dans les bras du crime. Monpère allait et venait, en proie à des angoisses toujours croissantes. Il s'arrêtait souvent devant ma mère, devant nous, les yeux tour à tour fixes ou égarés, secs ou mouillés de larmes, et plus souvent encore je l'entendais dire : " C'est de ma faute, c'est de ma faute ! "et le nom de M. Henry lui venait à la bouche. Je le suivais pas à pas, silencieux. Nous n'avions conservé qu'une lampe qui brûlait à terre, dans un angle du salon. Elle ne pouvait répandre de lueurs au dehors.

Vers minuit, nous entendîmes marcher doucement dans la galerie sur laquelle donnait le derrière de la maison. Plusieurs mains s'appuyaient sur les portes ou les croisées comme pour les faire céder: on parlait bas. Nous écoutions transis de peur, nous retenions jusqu'à notre souffle. Mon père, par surcroît de précautions, alla sur la pointe des pieds éteindre la lampe. Nous nous trouvâmes ainsi plongés dans les ténèbres, ce qui augmenta encore notre terreur. Bientôt nous n'entendîmes plus rien.

Pendant ce temps, Polverel et Sonthonax étaient à une lieue du Cap, entourés des brigands de la Plaine, qu'ils avaient fait avancer, et se concertaient avec les chefs pour leur livrer la ville, au point du jour.

Le jour arriva, ce jour du 21 juin 1793, jour mémorable, jour de sang et de feu, qui devait compter les désastres et les horreurs de la ville, et signaler à la France la terrible catastrophe réservée à la plus brillante de ses possessions coloniales.

Il était quatre heures du matin. Nous n'avions pas fermé l'œil, mon père, ma mère, ma grand'mère, ma tante, mon cousin et moi. On éveilla les enfants...

Déjà les brigands du dehors affluaient de tous côtés et inondaient les rues comme des torrents dévastateurs. Mille torches allumées brillaient, avec le fer, entre leurs mains barbares. On eût dit que l'enfer irrité avait déchaîné tous ses monstres. Ils rugissaient et l'air se remplissait d'un bruit pareil à celui de l'ouragan qui souffle avec violence. Le canon grondait à nouveau. C'était celui des troupes marines qui venaient de sortir de l'Arsenal et qui tentaient un dernier effort.

L'un de nous se hasarde à regarder à travers les persiennes de la salle ; il s'en retire immédiatement en poussant un cri d'effroi et nous annonce que l'escalier est encombré de nègres qui montent avec précipitation. Mon père est enveloppé de toute sa famille. Il se débarrasse de nos bras et se jette sur ses pistolets qu'il avait placés sur un canapé, pour tenter de nous défendre. Ma mère, éperdue, le désarme...

On frappe à coups redoublés aux portes, aux fenêtres du vestibule, on les secoue avec fureur, on crie d'ouvrir, on menace, on vocifère. La résistance accroît la rage des assassins. Ils déchargent leurs armes contre les volets qui s'ébranlent. Ils ne pouvaient tarder à entrer. " Suivez-moi ",nous dit mon père d'une voix tonnante, et, dans un état effrayant d'exaspération, nous le suivons en nous pressant les uns contre les autres, en nous attachant à lui par toutes les parties de son vêtement. Il nous fait traverser un corridor qui conduisait au détour de la galerie, où nous arrivons en présence et à vingt pas des brigands qui venaient d'enfoncer les portes. " Eh bien, leur crie mon père en s'avançant seul, nous voilà ! "

Les cruels ne nous ont pas plutôt aperçus qu'ils courent sur nous, la baïonnette en avant, le sabre ou la hache levés. Nous baissons la tête, nous jetons un dernier cri, ils vont frapper!... Dieu s'y oppose. Deux mulâtres libres, nos voisins, frères jumeaux, élevés en France, et peu répandus parmi leurs pareils dont ils étaient néanmoins aimés et considérés, deux anges apparurent au même instant. Je ne sais s'ils étaient descendus du ciel ou si le faible espace de terre qui nous séparait encore des brigands s'était entr'ouvert pour les laisser sortir, mais ils se trouvèrent, tout à coup et comme par magie, entre ces forcenés et nous, et leurs bras étendus vers les monstres, la vivacité de leur harangue, l'expression de leurs regards, l'ascendant de leur couleur nous préservèrent de l'affreuse boucherie qui se consommait en ville.

Tandis que cette scène tirait à sa fin, ma mère nous donnait un exemple inouï de courage. Elle était rentrée dans la maison qu'une partie de ces misérables dévastaient déjà. Elle avait couru au cabinet de mon père pour tâcher de tirer d'un tiroir, qu'il lui avait de tout temps désigné, des papiers, des titres précieux qu'elle ne put obtenir de prendre. Chassée de là à coups de crosse de fusil, elle avait volé dans sa chambre où il n'y avait encore aucun de ces furieux et avait enlevé de son armoire une petite bourse contenant ses épargnes. Son absence avait été rapide mais périlleuse au point qu'un de ses libérateurs qui venait de s'en apercevoir avait senti la nécessité d'aller parcourir lui-même ces appartements pour la chercher et la ramener.

Pendant ce temps, mon père resté avec nous et l'autre frère, nous couvrait de ses bras et de son corps, comme pour parer les coups auxquels nous pouvions être encore exposés de la part de ceux de ces misérables qui ne nous avaient pas encore quittés...

Délivrés enfin de ce reste de bandits, il nous tardait de quitter ce séjour de désolation, où la mort n'avait pas encore pénétré, mais dont elle n'était peut-être pas loin. D'autres brigands pouvaient survenir. Il fut convenu qu'un de nos libérateurs conduirait les dames et les enfants par le morne et que l'autre ferait passer mon père et moi par les rues et que nous nous retrouverions tous à la Fossette, lieu de promenade en dehors de la ville, pour arriver ensuite à décider de notre fuite ultérieure si nous pouvions la continuer.

Je suis encore à concevoir qu'on ait pu faire prendre cette route à mon père. C'était la plus dangereuse qu'ont pût lui proposer. Et pourquoi, dans tous les cas, le séparer de sa famille dont la présence, la misère et les larmes pouvaient encore attendrir quelques tigres ? On ne fit pas ces réflexions. Tout le monde avait perdu la tête. Ma grand'mère seule désapprouvait en secret cette mesure et insistait surtout pour que je fusse avec elle. Je lui sus gré de cette nouvelle marque de sollicitude et de tendresse, mais, je l'avoue, il m'aurait été impossible de me séparer de mon malheureux père. Du reste partant aussi, dans les mornes, il y avait mille dangers pour les blancs fugitifs. Les insurgés affluaient de toutes parts. Quoi qu'il en soit, les moments étaient précieux, il fallait nous quitter.

Nous nous embrassâmes à la hâte à travers les larmes qui nous inondaient, les cris qu'il était impossible d'étouffer. On nous arracha des bras les uns des autres. Nous partîmes et, dans moins de deux minutes, nous ne nous voyions plus. Une barrière affreuse s'élevait entre nous.

Le guide qui nous conduisait mon père et moi, nous faisait descendre en courant les escaliers de la maison qu'on semblai têtre occupé à démolir, tant le vacarme du pillage et de la destruction était effroyable. On jetait par les fenêtres tout ce qu'on ne pouvait pas emporter ou tout ce qu'on ne voulait pas conserver, tables, chaises, fauteuils, lits, glaces, etc... Le piano de ma sœur, lancé dans la rue, vint presque tomber à nos pieds. Les volets nous passaient par dessus la tête et déjà plusieurs quartiers de la ville était en proie aux flammes. Les marins vaincus avaient regagné leurs bords, la plupart à la nage.

Nous ne marchions pas, notre guide et nous, nous volions, mais sans cesse arrêtés par des bandes d'assassins qui bondissaient d'une joie féroce à la vue de mon père et le réclamaient quand nous nous rencontrions en face ou qui tiraient sur nous lorsqu'ils ne nous voyaient qu'à une certaine distance. Ces dangers se renouvelaient de rue en rue. La ville était au pouvoir de trente à quarante mille nègres dont la rage meurtrière devenait d'autant plus furieuse qu'elle commençait à manquer de victimes.

Chaque pas nous conduisait à la mort. Notre généreux protecteur lui-même se désespérait et ne nous cachait pas son inquiétude, et c'était augmenter la nôtre. Nous arrivons cependant à la barrière qui ne nous séparait plus que de la Fossette. Mais là, nous fûmes arrêtés par un peloton de nègres et de mulâtres qui gardaient la porte et dont quelques-uns s'obstinaient à nous refuser la sortie, tandis que d'autres parlaient déjà de se défaire à l'instant même de nous et tiraient un sabre ou armaient un pistolet.

Nous fûmes cependant plus d'une heure dans cet état alternatif de vie ou de mort et déjà nous apercevions, sous des arbres de la promenade, à une portée de fusil, le reste de la famille qui avait heureusement fait la route. Elle nous voyait aussi, nous attendait et nous ouvrait en vain les bras. Enfin, le génie auquel la Providence avait commis la conservation de nos jours, réussit encore à nous tirer de ce péril et nous conduisit en triomphe entre les bras de ma mère, dont je n'entreprendrai pas de dire quels avaient été les tourments, durant cette longue scène de torture, et quelle fut après la délirante joie!

Là, les deux frères se séparèrent de nous en nous conseillant de nous réfugier à l'Hôpital des Pères, en évitant de nous y rendre par la grande route. Nous partîmes en saluant, en bénissant de loin nos deux libérateurs que nous venions si ardemment de presser dans nos bras et dont je regrette de n'avoir pu conserver le nom. Ah ! s'ils respirent encore, puissent-ils heureux époux, heureux pères, goûter une somme de biens égale à la somme de maux qui nous a accablés!

Nous nous dirigeâmes sur l'asile qui nous avait été indiqué. Pour y arriver, par le détour que nous prenions, il fallait traverser et des nègres. Autres périls! Mais nous devions nous soumettre à les courir. Mon père donnait le bras à ma grand'mère et marchait à notre tête, en portant un enfant sur son épaule. J'avais ma cousine Delorme, plus âgée que moi, à soutenir ma mère qui était d'une constitution délicate et elle venait d'être cruellement éprouvée. Ma tante Gué et son fils aîné portaient aussi chacun un de mes frères ou sœurs. Les moins faibles des enfants formaient un groupe et déjà fatigués, se traînaient péniblement au milieu de nous. Triste caravane, nous cheminions sur le penchant d'un morne. Arrivés près du fort, nous rencontrons un mulâtre qui en sortait et se rendait en ville. C'était le commandant. Nous en jugeâmes du moins par les épaulettes et le ton qu'il prit bientôt envers ceux qui étaient étendus assez loin de là sur des affûts de canon. Il avait une figure rébarbative, un large sabre pendait à son côté. Sa ceinture supportait un poignard et deux pistolets, un de ses bras était soutenu par une écharpe ensanglantée.

Il avait été blessé dans le combat livré le matin et il voyait encore des blancs ! " Où allez-vous, dit-il à mon père d'une voix menaçante ?" — " Nous n'avons donné la mort à personne, répondit mon père, nous plaignons ceux qui ont été exposés à la recevoir et nous cherchons à l'éviter. Déjà deux de vos braves concitoyens nous ont sauvé la vie. " Le mulâtre, sans rien ajouter, se retourne vers les siens et leur dit avec impétuosité : " Retenez cet homme. Vous m'en répondez ", et il poursuivit sa route, nous continuâmes la nôtre.

Parvenus près de ceux qui venaient de recevoir l'ordre de nous arrêter, ma grand'mère allait implorer leur clémence..... Nous n'en eûmes pas besoin : " Passez, Monsieur Gué, dirent-ils à mon père, mais passez vite ". Nous doublâmes le pas et dans moins d'une demi-heure nous arrivâmes à l'Hôpital des Pères, situé non loin du grand chemin, au centre d'une immense plaine dont tous les alentours étaient riants et pittoresques.

C'était cet hospice qu'avaient élevé les mains de mon père dans des temps bien différents. Nous y trouvâmes une trentaine de familles de colons éplorés. Nul de ces malheureux ne regrettait sa fortune anéantie, mais aux uns il manquait une épouse ou un époux, aux autres, un père, une mère, un frère une sœur ou des enfants et l'hospice tout entier retentissait de sanglots.

Les Mornes qui bordaient ces parages comme ceux qui bordaient le Cap, recelaient aussi une foule d'infortunés semblables, plus à plaindre encore que nous, car nous gémissions sous un toit hospitalier et, eux, ils portaient leur douleur de buisson en buisson, de rocher en rocher, sans avoir de quoi alimenter des jours devenus insupportables. Du reste, notre vie n'était en sûreté nulle part.

L'incendie de la ville faisait d'horribles progrès. Nous n'en pouvions découvrir qu'imparfaitement la lueur, mais des nuages d'une fumée épaisse et noire envahissaient l'atmosphère et répandaient tout à l'entour une odeur infecte. Il nous revenait d'instant en instant, que le peu de blancs qu'on pouvait encore surprendre en ville n'étaient plus passés au fil de l'épée, qu'on les contraignait à rôtir à petit feu sous leurs toits embrasés et même qu'un grand nombre de mères de famille plutôt que de tomber vivantes entre les mains de nos anthropophages s'étaient, de leur propre mouvement, jetées dans les flammes, tenant embrassé sur leur sein l'enfant qui venait à peine de voir le jour. D'autres, tout près de nous, se précipitaient du haut d'une colline ou d'un pont, dans la rivière et s'y noyaient. Ainsi, le fer, le feu, l'eau, la faim concouraient de toutes parts à la destruction de la population blanche.

Le directeur de l'hôpital avait secouru de son mieux les tristes victimes que la Providence lui avait envoyées. Il ne lui restait plus qu'une chambre à donner lorsque, à notre tour, nous nous présentâmes devant lui. C'était la sienne et encore l'avait-il, en grande partie, démeublée pour les autres. Il était dévoué à mon père. Il nous la donna, elle était au premier étage. Nous nous y installâmes.

Il y avait à peine trois heures que nous y étions quand nous vîmes arriver deux de nos négresses que nos autres esclaves avaient entraînées dans leur fuite mais qui, ayant réussi à s'en débarrasser, accouraient fidèles et sensibles, s'informer auprès des blancs réfugiés à l'hôpital, de ce que nous étions devenus. Elles poussèrent un cri en nous retrouvant, se prosternèrent à nos pieds, sanglotèrent et courant ensuite à ceux de mes frères ou sœurs qu'elles avaient allaités, les saisirent avec transport et les couvrirent de caresses et de larmes. Bientôt après, effrayées du dénuement où elles nous voyaient plongés, elles nous demandèrent la permission de s'en retourner en ville pour tâcher d'aller sauver quelque chose de la maison.

Elles partirent et le soir elles revinrent avec quelques matelas, quelques paquets de linge dont nous avions grand besoin, car celui qui nous couvrait le corps était le seul que nous eussions, et déjà il en fallait pour les enfants. Elles nous apportèrent aussi une partie des instruments mathématiques de mon père, objets alors assez précieux pour nous, vu qu'ils étaient tous en argent ou garnis de ce métal et qui plus est, elles nous remirent une trentaine de nos couverts que l'une d'elles avait miraculeusement retrouvés dans le baquet d'eau où la veille on les avait mis pour les laver.

Nous passâmes la nuit et les nuits suivantes sur les matelas répandus dans la chambre, pressés les uns contre les autres, la plupart sans la moindre couverture, et, le jour, nos compatissantes négresses nous rendaient mille offices. Par exemple, les provisions de l'hôpital n'étaient pas assez abondantes pour le surcroît de bouches qu'il fallait maintenant alimenter ou il y aurait eu de l'imprévoyance à ne pas les ménager. Chacun devait donc, autant que possible, aider à sa propre subsistance. Or, nos négresses et quelques autres, restées pareillement attachées à leurs maîtres, allaient tous les matins s'approvisionner dans les campagnes voisines ou au cœur de la ville. Elles n'en rapportaient souvent que de la farine de manioc ou de riz, mais c'était beaucoup, et l'eau qui formait presque seule toute notre boisson, était excellente.

On se fût peut-être accoutumé à cette vie sans les alertes qui, de temps en temps, venaient encore l'empoisonner. Nous étions tout près du fort de Belair, dont la vue seule nous faisait frémir, particulièrement en nous rappelant la rencontre du mulâtre qui avait ordonné notre arrestation. Au delà du grand chemin, après la rivière qui le bordait et presque en face de l'hôpital, était le fort Saint-Michel dont une poignée de marins s'étaient emparés. Ce dernier, dès le surlendemain de notre arrivée à l'hospice, canonnait l'autre qui lui ripostait. Les boulets des deux côtés passaient à huit ou dix pas de nous.

Mon père était dans l'embrasure d'une des croisées donnant sur la grand'route, avec la longue-vue du directeur, et faisait observer à ceux des colons qui avaient osé l'entourer, que les boulets du fort Belair ne portaient pas, tandis que d'une autre croisée on pouvait remarquer que ceux du fort Saint-Michel atteignaient ou dépassaient même le but. On se fût secrètement réjoui de ce combat s'il y avait eu une issue favorable à en attendre, mais il ne pouvait être que funeste. Le fort Saint-Michel tirait à boulets rouges. Un des boulets, mal dirigé, pouvait entrer dans l'hôpital et l'incendier, un autre pouvait frapper la poudrière du fort Belair et nous faire sauter avec elle. Ou enfin les nègres et les mulâtres en possession de ce dernier fort, indignés de leur tentative inutile de vengeance, plus furieux que jamais, pouvaient braquer leurs canons sur l'hospice et nous écraser sous ses ruines.

On s'étonnait que cette pensée ne leur fût pas encore venue, car ils n'ignoraient pas qu'ils avaient encore sous la main une troupe de blancs à égorger. Nous étions dans un trouble extrême. Le combat cessa heureusement au bout d'une heure, mais, dès cet instant, des nègres armés commencèrent à rôder aux environs de l'hôpital comme pour en connaître la position. Bientôt après, nous les vîmes s'y introduire, d'abord en petit nombre et avec méfiance, ensuite en foule et nous lançant des regards avides et farouches, en nous demandant si nous n'avions rien emporté de la ville. Nous habitions ainsi au milieu d'une bande d'assassins et c'est aussi une chose incompréhensible qu'ils n'aient pas songé à faire main basse sur tout. La nature sans doute se reposait.

Le quatrième jour de notre résidence dans l'Hospice, un de nos nègres, le premier que nous eussions encore vu depuis notre fuite et le seul peut-être que nous n'eussions jamais voulu revoir, vint nous trouver dans notre chambre au moment où nous dînions à terre sur une nappe, comme tous les jours précédents, n'ayant ni une table assez grande ni assez de chaises, pour tout notre monde. Il demanda mon père. Nous tressaillîmes à sa vue, car aucun des révoltés ne se présentait devant son maître que pour l'égorger ou le secourir, et celui-ci ne pouvait pas être dans cette dernière intention.

C'était Azor, notre ancien cuisinier, beau noir, d'une grande taille, d'environ trente ans, adroit, plein d'intelligence, mais le plus indocile des esclaves, faux lorsqu'il pouvait dominer sa violence naturelle, vindicatif, haineux, ayant à se reprocher d'avoir cent fois abusé envers ses semblables, et toujours avec cruauté, de la force prodigieuse dont la nature l'avait doué, et détestant, à notre connaissance, au delà de toute imagination, tout ce qui était blanc. Que de sang il devait avoir répandu pendant ces jours de malheurs!

Il était armé de pied en cap et portait, outre un fusil renversé sous le bras, une espingole en travers sur ses épaules. Une espèce de toque en laine, grotesquement surmontée de plumes, lui couvrait la tête.

Mon père se lève, va à lui. Nous le suivons." Je vous cherchais " lui dit le nègre, en son patois, et d'un air contrit, " vos revers sont cruels, je vous plains, accepterez-vous quelques secours ? " Et en même temps il présente à mon père trois gourdes que celui-ci dut politiquement accepter. L'offrande faite, le nègre s'informe si mon père n'a pas sauvé son bonnet à poil et ses épaulettes de dragon, qu'en effet les négresses nous avaient rapportés de la ville et surtout il témoigne une grande envie d'avoir une paire de pistolets de prix qu'il avait souvent nettoyés lui-même, et qu'on n'avait pas retrouvés à la maison. Nous lui dîmes que nous n'avions rien de tout cela, redoutant de lui donner quelque chose parce que du caractère que nous lui connaissions, il n'en fut devenu que plus exigeant. Il s'en alla.

Il revint le lendemain, fit la même aumône, les mêmes questions. Nous fîmes les mêmes réponses. Ce jour-là, il resta plus longtemps et tandis que, vers la fin de sa visite, il parlait à mon père sur un ton sec, plus que tranchant, parfois mêlé d'amertume ou de dédain, il souriait à ma mère et l'enveloppait de regards pleins d'une affreuse lubricité que nous ne comprimes que bien plus tard.

Cette double visite nous avait remplis de terreur. Mon père jusque-là portait, dans une de ses poches d'habit, la bourse d'épargnes que ma mère avait sauvée et qui pouvait contenir encore de douze à quinze cents francs, presque tout en argent. Un pressentiment cruel l'avertissait qu'il ne fallait pas qu'il en restât plus longtemps gardien. Il me la remit et je l'eus à peine qu'il me fit sortir avec lui, me conduisit à quelque distance de l'hôpital, dans une espèce de petit bois, et lorsqu'il se fut assuré que personne ne nous voyait, il m'ordonna de le suivre au fond d'une ravine, et là, après avoir enlevé une grosse pierre, dont nous avions l'un et l'autre, avec nos mains, creusé plus avant le trou, il y déposa cette bourse devenue à peu près notre unique trésor, en me recommandant à voix basse de bien remarquer le lieu qui la recelait, pour être en état de la retrouver seul.

Cette précaution prise, il s'assit un instant sur la pierre, tenant sa tête entre ses deux mains. J'étais debout devant lui, interdit et ému, sans pouvoir rien expliquer au juste de cette douloureuse scène. Il se redressa, me prit entre ses bras, ne proféra pas un seul mot et cela avec une tendresse mêlée de désespoir, ses lèvres sur les miennes. Je sentis une larme tomber sur mes joues. Je pleurais à mon tour, je voulus parler, il me ferma la bouche, se leva pour s'en aller et, à quelques pas de ce triste dépôt, se retourna pour me désigner encore la pierre, en me faisant en même temps suivre ses regards jusque dans le ciel!

Nous sortîmes en gardant le même silence. J'étais accablé et mon père encore plus. Toute sa figure s'était subitement couverte de bile. Ma mère en fut inquiète. Il la rassura et le soir, soit qu'il craignît que sa démarche du matin n'eût été remarquée ou qu'il ne m'échappât quelqu'indiscrétion, soit qu'il redoutât pour moi la fin tragique qu’il entrevoyait pour lui ou que ses idées eussent perdu de leur fixité habituelle, il me ramena à la ravine, en retira la bourse et la porta à ma mère qui, dès lors, la garda. Nous passâmes une nuit pleine d'agitation.

Nous entendîmes le lendemain matin, vers les six heures, quelque rumeur dans les corridors de l'étage que nous habitions. Mon père crut qu'il se passait quelque chose de fâcheux. Ses réflexions l'abattaient facilement mais la présence du danger le ranimait toujours. Il ouvre sa porte et sort en dépit de ma mère qu'il oblige à rester. C'était un général nègre qui venait d'arriver, un de ceux qui depuis quelques années, marchaient à la tête des révoltés de la Plaine, et qui en ce moment même et avec vivacité, demandait mon père lui-même aux colons déjà réunis sur le palier.

On n’osait pas lui indiquer notre réduit et il insistait avec quelque emportement. Mon père s'entend nommer, traverse le groupe et se présente devant le nègre, qui s'écrie aussitôt : " Ah ! le voilà !eh bien ! ajouta-t-il en s'avançant à son tour, me reconnaissez-vous ? " " Non ". répondit mon père. " Quoi ! vous m'avez blessé d’un coup de sabre, il y a un an à la tête de vos dragons. " " J'en suis fâché. " " Et vous ne pouvez pas me reconnaître ? " Aucunement "." Vous ne reconnaissez pas Michel, ce jeune nègre créole, autrefois attaché comme apprenti à l'un de vos chantiers, votre ancien favori? Regardez-moi bien " " Michel! répéta mon père en le fixant ". " Oui, Michel que vous avez tant aimé, tant protégé. J’ai appris que vous étiez ici et je viens vous sauver Permettez que Je vous embrasse, je n'y tiens plus ". Et il s'élance à l'instant au cou de mon père qui le presse lui-même dans ses bras, et, le saisissant ensuite par la main. l'entraîne dans notre chambre dont nous avions laissé la porte entrouverte pour écouter.

Tous les colons qui étaient là suivaient en foule mon père et chacun se battait de trouver aussi un libérateur dans le même nègre. " Voilà ma famille, lui dit mon père, en nous désignant, c'est elle surtout que je vous recommande. Protégez-la ". Nous étions tous debout, impatients de savoir de quoi il s'agissait. Le nègre salua ma mère avec un respect dont l'hommage parut l'étonner, et répéta qu'il accourait pour mettre nos jours en sûreté. Il est facile de juger combien ces paroles nous remplirent de joie et quel accueil chacun de nous s’empressa de faire au généreux Michel. Il jouissait de nos transports.

Cependant il n'y eut aucun moyen de profiter de ses offres : la Plaine présentait mille dangers dont rien n'aurait pu nous garantir. Il ne pouvait donc nous conduire qu'à travers les Mornes et comment les gravir avec des femmes et avec des enfants ? Comment se résoudre à quitter un toit qui semblait encore hospitalier pour aller se livrer à toutes les intempéries de l'air? Et malgré toutes les protestations de Michel sur la fidélité de la garde qu'il devait nous donner et laisser auprès de nous, quelle assurance pouvions-nous avoir que, foin de lui, elle ne se fut point avisée d enfreindre ses ordres, ce qu'il aurait été si facile de faire impunément puisque, dans ces moments de révolte générale et de fureur, la discipline était nulle et l'obéissance volontaire; ou enfin s'il nous eût été réservé d'échapper à ce péril, où était notre garantie qu'un nombre plus considérable de brigands ne fut point venu attaquer nos gardiens et nous immoler avec eux ?

Il nous sembla que nous étions plus en sûreté parmi nos compagnons d'infortune et mon père résolut de rester. Tout le fruit de cette entrevue fut donc que Michel irait sur-le-champ solliciter la pitié du commandant du Fort Belair en faveur des réfugiés à l'hospice et que d'ailleurs il se donnerait toute espèce de mouvements pour nous envoyer des vivres. Il nous quitta et, le lendemain, le directeur reçut de sa part, des œufs, de la farine et du vin avec l'invitation de faire savoir à mon père que le commandant du Fort Belair avait promis de ne pas inquiéter les blancs qui se trouvaient à l'hospice. Nous bénîmes chacun le bon Michel qui du reste ne s'était pas séparé de nous sans que mon père ne lui eut fait accepter ses épaulettes et son bonnet de dragons.

Le huitième jour de notre refuge à l'hospice luisait à peine que le directeur reçut des commissaires Polverel et Sonthonax l'ordre de faire déguerpir tous les colons auxquels il était enjoint de rentrer immédiatement en ville. Je ne puis peindre l'indignation que cet ordre inspira à mon père. Il ne se possédait pas. Il prit aussitôt la plume et écrivit à Sonthonax, qui était encore au Haut du Cap, la lettre la plus fulminante que j'aie jamais vue. Je me rappellerai toujours une de ses phrases : Où voulez-vous donc que nous allions? Vous avez fait incendier nos maisons, la mienne fume encore ! et en cela il se trompait. On le lui avait bien dit la veille, mais la nouvelle était fausse, comme nous pûmes nous en convaincre nous-mêmes, plus tard, dans la même journée. Les flammes n'avaient pu arriver jusque chez nous. Quoiqu'il en soit, il remit la lettre à mon cousin Gué en lui prescrivant d'aller la porter tout de suite à son adresse et en même temps il me commanda de me rendre en ville pour tâcher d'y découvrir un coin propre à nous recevoir dans la même journée, car malgré tout il fallait obéir sans retard. Les tyrans, de quelque nature que soient leurs ordres, ne veulent point qu'on délibère quand ils les ont prescrits.

Nous partîmes sur-le-champ, mon cousin et moi, nous traversâmes en nous donnant le bras et sans proférer un seul mot, le vaste espace qui séparait l'hospice du grand chemin. Arrivés là, nous nous séparâmes en nous regardant encore mais sans nous parler. Il prit la droite, je pris la gauche. Nous tremblions tous deux. Notre mission n'était pas sans grands périls et c'est une chose qui tient du prodige qu'en recevant la lettre de mon père, Sonthonax ne m'ait pas fait fusiller. Je pouvais à chaque instant être égorgé sur la route et, en effet, je n'avançais pas sans rencontrer des nègres armés, vociférant contre les blancs, déchargeant leurs fusils au hasard, et ça et là, des cadavres de blancs plus ou moins fraîchement immolés. La route, en approchant de la ville, en était littéralement jonchée et quelques-uns d'entre eux dans un état de putréfaction telle qu'il était impossible de respirer.

Je marchais de toute la vitesse de mes jambes, je courais aussi souvent que je n'étais pas obligé de me cacher derrière un arbre ou un buisson ou de me jeter momentanément dans un fossé pour me dérober à la vue des assassins que j'avais soin de rechercher de tous mes yeux.

J'avais fait à peu près la moitié du chemin lorsque je me trouvai en face d'un cadavre que je reconnus pour être celui d'un armurier qui avait été longtemps notre voisin. Je reculais d'épouvante, et je ne sais pourquoi, dans cet instant même, il me revint à la mémoire qu'en me séparant de mon pauvre père, que je venais de quitter pour la première fois depuis notre fuite, je ne l'avais pas embrassé! Cette idée me saisit tellement, j'en éprouvai une impression si profonde et si subite, quelque chose qui m'ébranla d'une manière si vive et si cruelle, que je jetai un cri perçant et fis quelques pas pour m'en retourner. La réflexion me retint. Je revins au cadavre, je le regardai avec plus de calme, mais avec une douloureuse attention. Une larme coula de mes yeux et je continuai ma route. Enfin j'arrivai à la barrière fatale où huit jours auparavant on avait voulu trancher les jours de mon père et les miens. Elle était encore gardée par des mulâtres et des nègres, qui, contre mon attente, me laissèrent passer. On cherchait à rétablir l'ordre.

Je voulus pénétrer bien avant dans la ville pour choisir le gîte qu'il nous fallait, mais je n'en eus pas le courage. Je voyais encore d'affreuses figures, j'entendais encore d'horribles menaces. J'étais là parmi tous ces noirs le seul être de ma couleur, comme une proie pour un moment échappée à l'attention, et puis les rues étaient obstruées de marchandises ou de débris de maisons qui fumaient encore. Enfin il me tardait d'être de retour auprès de ma famille.

Après donc avoir violemment ramassé une porte arrachée de ses gonds et l'avoir tant bien que mal fixée à son ouverture, avec une planche en travers et des clous noircis par le feu que je trouvai à terre, j'écrivis dessus à l'aide d'un morceau de charbon :" maison prise ". C'était à peu près la première que j'eusse osé envisager et toute sa partie supérieure avait été dévorée par les flammes. Le plafond même était endommagé. Nous n'aurions jamais pu l'habiter, mais je ne savais pas ce que je faisais. La peur de sentir d'un moment à l'autre un fer me traverser le corps ou m'abattre un membre et l'idée de mon père m'absorbaient tout entier.

Cette opération faite, je me remis en route, avec les mêmes agitations, entouré des mêmes dangers que je n'oserais peut-être pas braver aujourd'hui. Evitant de repasser près du cadavre dont l’aspect m'avait si profondément ému, j'arrivais à l'hospice, comme j'en étais parti, sans accident, mais haletant de fatigue. Je venais de faire dans ce double trajet plus d'une lieue et demie, d'autant plus pénible que les sensations les plus cruelles m'avaient sans cesse agité.

Elles se dissipèrent cependant lorsque, après voir abandonné le grand chemin, je me trouvai dans l'immense plaine qui me mettait en face de l'hospice, je respirais. Mon esprit se remplissait même d'idées gaies et j'étais si fier des périls que je venais de courir que je m'attendais aux félicitations de toute la famille, particulièrement à celles de mon père qui avait toujours cherché à m'inspirer quelque courage.

Que devins-je cependant lorsque, m'apercevant sur le perron de l'hospice, un de nos amis qui nous avait suivis, courut à moi et me dit, pâle et effrayé : " C'est vous ! arrivez ! montez ! montez vite, votre pauvre mère vous attend ! " Je l'abandonnai aussitôt. L'idée du cadavre me revint. Je volais à sa chambre, à travers les colons consternés qui me regardaient passer. J'en ouvris brusquement la porte..... " Ah! mon fils, s'écria ma mère en me tendant les bras, dès qu'elle m'eût entrevu : " vous n'avez plus de père, j'ai entendu les coups... " Elle ne put achever. Déjà elle s'était deux fois évanouie, elle s'évanouissait encore. Je tombai à côté d'elle. On l'avait depuis peu d'instants placée sur un matelas, étendu sur le plancher. Toute la famille plongée dans les larmes, étouffant de sanglots, l'entourait et cherchait à lui faire reprendre l'usage de ses sens. C'était le désespoir secourant le désespoir.

Ma mère ne revint à elle que pour répéter, dans des mouvements convulsifs et d'une voix presqu'éteinte : "Vous n'avez plus...Non, mes enfants, vous n'avez plus de père, plus de père...Ils l'ont tué...des coups de fusil...je les ai entendus...Oh! bien entendus !... "Elle nous embrassait ensuite tour à tour, mes sœurs, mes frères et moi, et nous baignait de ses pleurs. Puis elle nous soulevait la tête, nous fixait d'un œil attentif, posait la main sur chacun de nous, l'appuyait fortement et nous comptait comme pour s'assurer qu'aucun de nous ne lui manquait. " Vous me restez du moins "et s'adressant particulièrement à moi : " Dieu n'a pas voulu que vous fussiez là, les monstres vous demandaient aussi... mais il n'a pas voulu!" Un nouvel évanouissement vint lui ravir encore la parole.

Il y avait en effet à peine une demi-heure que je venais d'être expédié à la ville, qu'un peloton de vingt nègres armés s'était présenté à la porte de notre chambre et avait sommé mon père de les suivre, sous prétexte que le commandant du fort Belair avait à lui parler. Notre père s'imagina d'abord que cette démarche pouvait bien être le résultat de celle que Michel avait faite la veille, et, dans cette supposition, il se disposait à partir malgré la visible inquiétude de ma mère et de ma grand'mère qui, toutes deux, avaient déjà tant souffert et souffraient encore de me savoir loin d'elles, en butte à une mort presque certaine. Mais réfléchissant ensuite que si le commandant avait à lui parler, il n'aurait pas jugé à propos de l'envoyer chercher par une aussi forte escorte ou que si cette escorte était là pour la propre sûreté du blanc, il devait exister un ordre écrit de nature à inspirer à celui-ci toute confiance, mon père demanda au chef du peloton s'il n'avait pas cet ordre, à la vue seule duquel il était prêt à marcher. On lui répondit que non, que cela n'était pas nécessaire et que d'ailleurs il fallait qu'il m'emmenât avec lui parce que le commandant voulait aussi voir le fils aîné de la famille. Alors tout fut éclairci.

De quelle importance, dans une conférence quelconque, pouvait être un enfant qui n'avait pas encore fini sa quatorzième année ? Il était patent qu'on voulait assassiner, sans trop d'éclat, et le père et celui qui devait être bientôt en état de le remplacer...de le venger peut-être, que sais-je! on feignit de n'avoir pas pénétré l'intention de ces cruels, mais ce fut en vain qu'on chercha à les persuader que l'ordre qui leur manquait était indispensable et ne leur serait pas refusé s'ils allaient le réclamer, et qu'on les supplia de laisser auprès de nous, pour leur propre satisfaction, quelques-uns des leurs que ma mère avait soin de désigner elle-même parmi les moins résolus, dans l'espoir secret de les toucher ou de les séduire en attendant le retour des autres et. de faire ainsi évader mon père.

Ce fut en vain que ce dernier, après les supplications, se composa un maintien plus rassuré et prit le tonde la fermeté et de la menace. Vainement encore on invoqua le nom de Michel; on ne put rien gagner. Et à quoi eût servi une résistance plus sérieuse ? Ces nègres, pour inspirer plus de sécurité à ma famille, contraignaient leurs regards et leur langage et l'on n'y voyait rien de trop farouche ; ils n'avaient même pas encore laissé éclater trop d'impatience, mais il est plus que vraisemblable qu'une résistance ouverte et opiniâtre de la part des miens, eût provoqué de la leur quelque violence et que la violence eût bientôt fait de notre chambre un lieu de boucherie. D'un autre côté, il n'y avait rien à attendre de nos compagnons d'infortune. Chacun craignait pour soi. Tous, à la vue de ces scélérats, s'étaient renfermés dans leurs cellules, ces réfugiés étant plutôt de femmes et d'enfants que d'hommes.

Dans tous les cas, sans aucun moyen de défense, quelle force opposer à cette armée de brigands qui, du matin au soir, et souvent pendant toute la nuit, inondait l'Hospice et ses alentours, cinq ou six fois plus nombreux que les réfugiés, et avait, à cent pas de là, un fort tout prêt à la soutenir ?... Il fallut marcher ! Pâle et consterné, mon père, accompagné des siens, sortit de sa chambre et suivit les nègres. Arrivé au haut de l'escalier, il s'arrêta, il voulut mais inutilement engager ma mère à rentrer, prit ses enfants dans ses bras, les uns après les autres, les embrassa en soupirant, tira sa montre de son gousset et pressant contre lui son épouse presque mourante, la lui remit comme une ressource encore précieuse pour elle. Au moment de franchir le dernier seuil de l'Hospice, il s'arrêta de nouveau, se retourna vers ma mère qu'on soutenait et que les nègres eux-mêmes cherchaient à rassurer par mille protestations, redemanda sa montre et la donnant à l'officier du peloton, lui dit : " Sauvez-moi. Voilà votre récompense; je la triplerai en ville où nous allons rentrer. Chacun des vôtres peut compter sur la même largesse ". On lui jura qu'il n'avait rien à craindre, on répéta les mêmes protestations à ma mère qui pouvait à peine les entendre et que nos négresses qui se trouvaient là, suppliantes aussi, et ma grand'mère et ma tante réussirent enfin à enlever et à conduire ou plutôt à porter dans la malheureuse chambre où ne devait plus reparaître le chef, le protecteur, le seul appui d'une nombreuse famille...

On avait d'abord déposé ma mère dans le fauteuil que venait presque de quitter la moitié d'elle-même. Elle était progressivement tombée dans un état d'anéantissement dont on essayait alors de la faire sortir. Ses yeux étaient fermés, sa bouche entr'ouverte, ses lèvres décolorées, tous ses membres glacés. On ne pouvait, quoi qu'on fît, obtenir d'elle le moindre signe de vie et l'on eût dit que son âme s'était empressée de prendre les devants pour aller attendre celle de son époux.

Tout à coup, un bruit affreux, plus puissant que les secours qu'on lui prodiguait, la ranime. C'était, non loin de l'hospice, une décharge de coups de fusils. Soulevée de son fauteuil comme par une secousse violente : " on le tue ! s'écrie ma mère... il est mort ! "ajouta-t-elle en retombant aussitôt sur le siège.

En effet, on venait de trancher les jours de mon père !...Cette accablante nouvelle fut confirmée, au bout de quelques instants, par une de nos négresses qui avait quitté la chambre après avoir aidé à y transporter ma mère, et s'en était retournée encourant sur les traces des assassins pour intercéder encore. Elle était arrivée au moment où, après avoir inutilement exigé que mon père se mît à genoux et se bandât les yeux, on le fusillait debout, à l'entrée d'un taillis.

Nous fûmes convaincus que le commandant du Fort et que Sonthonax lui-même, malgré la lettre qu'il avait reçue, n'avaient eu aucune part à cette exécution, car, dans les déplorables détails que donnait la fidèle négresse, ma triste famille apprit que mon père venait à peine d'être renversé par l'explosion meurtrière, qu'on vit sortir du taillis le nègre Azor, un pistolet à la main, s'avancer vers le corps fracassé de son maître, le coucher en joue et décharger ensuite sur lui son arme en disant : " tu ne devais pas m'échapper ".

Hélas ! mon père finissait ainsi dans le moment même où la vue d'un cadavre rappelait à mon souvenir que je ne l'avais pas embrassé, et je suis le seul de ses enfants auquel il n'ait pas donné le baiser d'adieu !!...

Quelques heures après ce funeste événement, notre chambre s'était remplie de colons. On entourait mon infortunée mère. On s'efforçait a lui faire goûter quelques consolations, en lui montrant sa famille à laquelle elle se devait plus que jamais. On me disait à moi-même : " vous êtes maintenant le soutien de votre mère, le père de vos frères et sœurs. Songez à ne vivre que pour eux ". Et ces paroles retentissaient profondément dans mon cœur. Malheureusement je n'ai jamais pu remplir aussi dignement que je l'eusse voulu, l'honorable tâche que le Ciel venait de m'imposer.

Il fallut se résigner ; il fallut s'armer de courage, d'autant plus que l'évacuation de l'hospice ne pouvait se différer d'un instant. L'ordre des commissaires était impératif ; chacun se disposait à partir. Quelques familles déjà avaient même pris les devants. Ma mère ne put cependant se résoudre à partir et à quitter ce séjour de deuil sans avoir fait prendre des mesures pour inhumer le corps de mon père. Une de nos négresses fut chargée de ce soin. Nous voulions, ma sœur Aimée, mon cousin et moi la suivre et partager avec elle ce douloureux ministère. Moi surtout qui ne pouvais me faire à l'idée de n'avoir pas reçu les derniers embrassements de mon père ; j'insistais du moins pour aller le voir encore une fois, sans trop savoir si j'aurais eu la force de supporter ce déchirant spectacle. Ma grand'mére s'opposa à nos vœux et employa à cela d'autant plus d'autorité qu'elle ne se rappelait pas sans frémir, que les scélérats avaient eu aussi le projet de m'arracher à la vie. Mon père fut donc inhumé sans qu'aucun de nous le convoyât à sa dernière demeure et quelle bizarrerie du sort, quelle circonstance alors bien pénible pour moi ! on déposa les restes de mon père dans l'endroit même où quelques jours auparavant il avait enterré son argent ; ainsi ses mains et les miennes avaient été les premières à creuser sa fosse !

Trois heures sonnaient. Nous partîmes pour nous rendre en ville, escortés de notre douleur, de mille inquiétudes sur ce qu'il nous adviendrait à nous-mêmes et à quelques colons qui avaient promis de nous attendre, afin de faire la route ensemble. Chacun de nous portait un paquet ou un matelas. Ma mère, ma pauvre mère seule n'avait aucun fardeau : c'était bien assez du désespoir qui l'accablait. Un ami lui donnait le bras, et nous étions souvent obligés de nous arrêter pour la laisser respirer. Et quelle impression plus forte encore ne fit pas sur elle la vue des cadavres que j'avais moi-même rencontrés !

Aucun événement fâcheux ne vint du reste nous affliger durant le trajet. On exécutait avec assez d'empressement et de fidélité les mesures ordonnées pour le retour de la tranquillité. Mais combien notre entrée en ville fut douloureuse pour ma mère ! qui lui eût dit qu'elle y serait revenue sans l'époux que, jusqu'alors on avait si bien réussi à lui conserver! qu'allions-nous devenir ? Que ferait-elle de cette suite d'enfants dont maintenant elle avait seule à répondre? Dans quel abîme elle se voyait plongée ! la tête baissée, tremblants encore, nous marchions d'un pas silencieux au milieu d'une population innombrable de nègres.

Je désignais la maison que j'avais choisie ; on venait d'en faire un corps de garde provisoire. Il fallut en chercher une autre. Nous avançâmes dans la ville à travers mille décombres et au bout environ d'un quart d'heure nous découvrîmes notre propre maison que l'incendie avait épargnée. Ma mère ne l'eut pas plus tôt vue qu'elle détourna la tête en frissonnant et fit doubler le pas en réunissant alors toutes ses forces pour nous donner l'exemple et nous pousser du côté opposé. On comprit qu'à aucun prix elle ne voulait y rentrer et elle l'eût voulu inutilement car, dès les premiers jours, les familles des mulâtres et des nègres s'en étaient déjà emparées!

L'ami qui nous guidait (c'était M. Denin, ingénieur militaire) nous mena, de quartier en quartier, jusqu'à l'autre bout de cette infortunée ville que je ne reconnaissais plus, quoique je l'eusse fréquemment parcourue en tous sens avant sa ruine et que j'en eusse vingt fois dessiné et lavé le plan, d'après mon père. Partout nous trouvions pris le peu de logements qui existaient et même, chemin faisant, nous avions remarqué, non sans exhaler un douloureux soupir, que des familles entières de colons qui, d'un côté ou d'autre, nous avaient précédés en ville, n'avaient pu trouver à s'abriter, que sous des voûtes d'escaliers, tandis que d'autres obstruaient, de leur attirail et de leur présence, même les corridors de manière que pour pénétrer dans le bâtiment ou en sortir, il fallait presque passer sur eux, déplorable extrémité pour ces infortunés, inquiétant présage pour nous !

Il y avait plus de quatre heures que nous marchions. Découragés, fatigués, nous déposâmes nos paquets, nos matelas à terre et nous nous y assîmes, sauf quelques-uns d'entre nous qui ne pouvant y trouver assez de place, furent presque se coucher sur les perrons voisins.. La nuit s'avançait. Etions-nous condamnés à la passer dans les rues ? Y passerions-nous aussi les nuits suivantes ? Nous nous lamentions. Au bout d'un quart d'heure, M. Denin nous contraignit à reprendre notre course, et enfin nous découvrîmes le gîte dont la recherche faisait en ce moment l'objet de notre plus grande sollicitude ; nous le trouvâmes dans une des plus belles maisons de la ville, que le feu n'avait aucunement touchée. Des nègres, des mulâtres, avec leurs femmes et leurs enfants, en occupaient le rez-de-chaussée et le premier étage. Le second était vide, nous courûmes pour nous y installer. Ma mère prit une chambre pour elle et ses trois demoiselles ; ma grand'mère, ma tante Gué et ma cousine Delorme se mirent dans une autre. Les garçons en eurent pour eux ; la quatrième chambre devint le partage de M. Denin. Nous pûmes d'autant mieux nous distribuer ainsi que nous trouvâmes dans l'appartement des lits, des chaises, des tables, beaucoup d'objets nécessaires, en partie dépouillés ou brisés, par suite du pillage qui avait eu lieu, mais encore très susceptibles de servir surtout dans le dénuement presque total où nous étions nous-mêmes.

L'homme qui d'un naufrage quelconque n'a sauvé qu'une portion de ses richesses, .s'en désole éternellement. Il lui en reste encore trop pour qu'il n'ait pas à gémir sans relâche, et si la fortune vient à lui sourire de nouveau, il gémit encore. Il faudrait avec ce qu'il a conservé, avec ce qui lui est survenu, lui rendre tout le passé. C'est à ce prix seul qu'il sentirait se remettre son esprit et se dissiper l'amertume de ses regrets.... Tandis que celui dont le désastre est complet et absolu, qui n'a plus le moindre droit aux moindres des choses qui couvrent la terre, trouve quelquefois, dans la plus légère des circonstances, un sentiment de joie et comme un voile qui lui cache tout à coup le précipice où il est tombé. C'est une compensation, c'est un bienfait de la Providence.

Nous l'éprouvâmes. La découverte de l'asile, dont nous venions de prendre possession, nous rendit un instant heureux. Cette première nuit cependant fut plutôt une nuit d'accablement que de sommeil. Nos forces étaient anéanties. Le réveil fut triste. Il n'était plus là, le premier de nous tous, celui qui, chaque matin, nous avait déjà ouvert les bras lorsque à peine nous venions d'ouvrir les yeux. Le poids de nos maux se fit ressentir, nos pleurs recommencèrent.

On chercha insensiblement à occuper ma mère de mille soins pour tâcher de la distraire, et malgré sa faible complexion, la nature semblait de jour en jour se prêter davantage à l'aider. Souvent d'ailleurs, l'homme trouve dans la violence même de ses maux, une force inconnue que lui refuse presque toujours l'état efféminé de la prospérité, une irritation de caractère et de courage qui l'entraîne à se roidir et contre les choses et contre lui-même, ou s'il succombe à un excès de douleur, peut-être n est-ce la plupart du temps, que parce qu'il en a follement espéré le terme, attente trompeuse, fatale décevance qui lui porte alors le dernier coup ; et ici nous n'avions aucun effet de ce genre à craindre. Tout espoir nous était physiquement interdit, tout retour de félicité était impossible. Nous étions assis sur des débris de notre fortune, nous reposions près des restes de celui qui seul aurait pu la recréer 1il fallait donc s'avouer que tout était fini pour nous et prendre en même temps son parti. Ma mère l'osa et, au bout de quelques jours, elle nous parut assez résignée, assez calme.

M. Denin prenait ses repas avec nous et contribuait pour sa part à la dépense. Il en était de même d'une dame que nous avions rencontrée dans la maison, triste victime restée seule de toute sa famille, heureusement avec passablement d'or, femme très âgée et très aimable, sensible, de la connaissance intime de ma tante.

Il n'y avait guère plus d'une semaine que nous vivions dans cet état, toujours assistés de nos deux bonnes négresses, Marie-Jeanne et Rosé (je dois en conserver ici le nom) lorsqu'un jour en rentrant dans la chambre de ma mère que nous venions de quitter pour passer dans celle de ma tante, nous fûmes frappés du plus épouvantable aspect : celui d'Azor ! de l'infernal Azor ! il était encore armé jusqu'aux dents, et nous le trouvâmes au milieu de l'appartement, appuyé sur son fusil, les jambes croisées, dans l'attitude d'un homme qui se repose ou qui attend.

Nos regards ne se furent pas plutôt rencontrés avec les siens qu'il nous échappa un cri et que nous nous précipitâmes dans la chambre de ma tante où se trouvaient encore ma grand'mère et quelques enfants... Il nous y suivit ! Nous nous étions jusqu'alors souvent entretenus de lui comme on s'entretient d'un fantôme sanglant dont la mémoire ne peut écarter l'effrayante image, mais c'était la première fois que nous le revoyions depuis la fin tragique de mon père et, comme tout se réorganisait, nous aimions à nous flatter qu'il n'oserait plus se montrer devant nous. Quelquefois même nous allions jusqu'à supposer que l'irritabilité de son caractère qui ne supportait pas la moindre contradiction, l'avait engagé dans quelque combat contre un de ses pareils qui nous en aurait délivrés, et nous nous confirmions d'autant plus volontiers dans cette supposition que des scènes de ce genre avait lieu tous les jours, qu'aucun des nègres qui habitaient avec nous n'avait pu nous donner des nouvelles de celui-ci, bien que nous leur en eussions fréquemment demandé. Vous jugez donc, vous pour qui j'écris, combien cette apparition soudaine dut nous pétrifier.

Que nous voulait le monstre? Ses premières visites avaient coûté la vie à mon père. Cette visite nouvelle serait-elle suivie d'un meurtre nouveau? Et successivement nous dévorerait-il tous ? Nous n'osions, nous ne pouvions respirer. Vous ne sauriez croire cependant à quel point, après notre premier trouble, la vue de ce scélérat nous remplit d'horreur et d'indignation ! Mon cousin Gué faillit se jeter sur lui. Les yeux de ma grand'mère étincelaient de fureur et néanmoins elle avait encore assez de présence d'esprit pour se mettre devant moi et me saisir par le bras dans la crainte peut-être que je me laissasse emporter aussi par le sentiment qui nous soulevait alors ou pour me défendre dans le cas que ce fut particulièrement 23à mes jours qu'en voulût le tigre. Nous étions en présence les uns des autres sans proférer un seul mot. " Que voulez-vous ? "lui dit enfin ma tante qui avait toujours montré plus de sang-froid que nul d'entre nous. Le nègre qui n'avait pas vu ou feignait de ne pas voir le mouvement de vengeance que nous aurions voulu pouvoir exécuter, répondit en conservant l'air calme qu'il avait eu en nous suivant dans la chambre, qu'il était fâché de ne nous avoir pas retrouvés plus tôt et qu'il venait pour se disculper et nous offrir ses secours ; qu'il était vrai qu'il avait achevé son maître, étant arrivé par hasard au moment même où le feu du peloton venait de l'abattre, mais que c'était un dernier service qu'il avait cru devoir lui rendre. Il priait ma mère surtout d'en être bien persuadée. " Ne vous désolez pas davantage ", ajouta-t-il après un moment de silence et s'adressant plus particulièrement à elle : " ceux qui sont morts, sont morts, on ne peut pas les faire revenir; et puis vous n'avez pas tout perdu. On ne laissera peut-être pas un homme blanc dans la colonie ; on embarquera le peu qui a survécu; mais leurs femmes et leurs enfants ne manqueront de rien. Je vous reste, parmi nous, et naturellement j'aurai seul le droit de pourvoir à tous vos besoins et de vous protéger ". En achevant ces mots et s'avançant vers ma mère qui s'était laissée aller sur une chaise et se cachait le visage, il eut l'audace de prendre une de ses mains qu'il pressa en y mettant encore quelques gourdes. Ce discours, cette action eût été révoltante même de la part d'un de nos égaux. Combien ne devait-elle donc pas l'être de la part d'un nègre et surtout d'un esclave envers sa maîtresse ! " Sortez, s'écria ma mère aussitôt, en se levant outrée et furieuse et en jetant l'argent par la fenêtre, sortez, ou je fais monter le poste qui est en face. Le jour du massacre est fini ; vous ne pouvez plus rien sur nous et l'on punirait jusqu'à la moindre offense. Sortez ! " répéta-t-elle avec l'accent gradué et irrésistible de l'indignation, du ton et du geste. Elle était imposante en ce moment. Il y avait en effet de l'autre côté de la maison un corps de garde de nègres que l'on paraissait former à la discipline. Nous étions déjà tous à la croisée pour appeler du secours. " C'est inutile, nous dit le scélérat en nous présentant un poing menaçant, je sors, mais vous serez tous, avant peu, hachés en morceaux par mes mains ". Et il disparut.

Ma mère, en proie à une agitation excessive, allait et venait d'une chambre à l'autre. " Nous ne pouvons plus rester dans cette maison, criait-elle; parvenue au comble des revers, serais-je donc encore destinée au dernier des outrages ?... Quelle horreur !... Il faut sortir d'ici aujourd'hui, à l'instant même. "

M. Denin, absent pendant cette scène et depuis deux jours employé chez l'Ingénieur en chef, dont on avait reformé les bureaux, rentra. Nous l'instruisîmes de ce qui s'était passé, et de son côté, il nous apprit qu'il avait rencontré deux des amies de ma mère, Mme Robard, dont le mari avait été assassiné et Mme Delisle qui, dans la bagarre, s'était trouvée séparée du sien, dont elle ignorait encore le sort. Ces dames logeaient à la Boulangerie de la République, naguère la Boulangerie du Roi, et avaient une extrême envie de revoir ma mère. M. Denin ajouta qu'il croyait qu'on pourrait y trouver un appartement pour nous, dans la partie supérieure de la maison, et repartit au même instant pour aller s'en assurer. Il revint au bout d'une heure et nous confirma qu'en effet il y en avait un qui se trouvait très encombré, mais que le directeur de la maison, sachant que c'était pour nous, allait le faire déblayer de manière à le rendre logeable dès le lendemain. Il était déjà trop tard pour que ma mère pût céder au désir qu'elle avait d'aller tout à la fois remercier le directeur et embrasser ses deux amies, qu'elle croyait avoir a jamais perdues, et elle surmonta avec d'autant plus de facilité ce désir que jusqu'à ce moment elle n'avait pas encore osé pas plus que le reste de la famille, se présenter en plein jour, même sur le seuil de la maison. Nous y vivions comme des prisonniers auxquels, par faveur, on aurait accordé un agréable et vaste cachot.

Le jour suivant, accompagnée de ma tante et de M Deninma mère courut de bonne heure s'acquitter de sa visite. Elle trouva les dames Robard et Delisle qui sortaient pour lui faire la leur. Il n'est pas besoin de dire combien cette entrevue fut attendrissante et quelle fut la joie de ces amies à la seule pensée qu'elles allaient vivre ensemble. Le bonheur relâche souvent tous les liens, l'infortune les resserre toujours.

Ma mère revint à midi, M. Denin s'en était retourné à son bureau Elle nous trouva occupés à faire les paquets... Comme nous les achevions, nous entendons dans la cour un coup d'arme à feu. Je m échappe sur-le-champ hors de la chambre, ainsi que j'aurais pu le faire à un signal secrètement convenu ; je descends rapidement les escaliers, avec la vélocité de mon âge, lorsque, au moment d'en atteindre les dernières marches, je me trouve face à face avec Azor!… qui cherchait à les escalader ayant un pistolet à la main et une foule de nègres et de mulâtres à sa suite ! La vue de cette troupe et surtout du brigand me fait tout aussitôt pivoter sur moi-même , je m'élance sur les degrés supérieurs sans avoir eu ni le temps m la faculté de rien considérer de plus. Je remonte bien plus vite encore que je n'étais descendu. Essoufflé, épouvanté j'annonce à ma famille la visite du sinistre augure et son effrayante escorte.

Mon cousin saute sur un couteau, m'en donne un autre, et plus sages quoique plus transies, nos dames ferment et barricadent la porte d entrée, nous conduisant dans la dernière chambre et prennent les mêmes mesures pour en défendre aussi l'accès. Au bout de quelques instants nous entendîmes frapper à la première porte. Nous écoutons. Il y avait beaucoup de rumeurs dans la rue Les coups redoublent ; on nous appelle, nous reconnaissons la voix d'une de nos négresses, Rosé, qui était restée en bas, occupée à nous préparer quelques objets, tandis que l'autre, Marie-Jeanne, nous aidait en haut. Nous nous demandons s'il faut aller ouvrir? Nous nous regardons sans oser résoudre cette question. Il est des moments, dans le malheur, où l'on devient injuste et méfiant. On l'est même souvent dans la prospérité !

Rose, après nous avoir si bien servis, ne nous trahissait-elle pas ? Elle n'avait jamais eu pour elle que sa fidélité. C'était beaucoup sans doute, mais le fond de son humeur n'était pas sans reproche ; elle avait été pendant bien des années la femme d'Azor. Ils avaient même eu ensemble plusieurs enfants et la séduction est encore alors si facile 1 l'exemple du crime est si entraînant ! Enfin, encouragés par la négresse qui se trouvait avec nous et aussi parce que nous entendions encore des paroles que l'autre nous adressait par le trou de la serrure, nous décidâmes qu'il fallait ouvrir.

Marie-Jeanne prit la clef; nous la suivions, mon cousin Gué et moi. En traversant les chambres il me dit à l'oreille : " il faudra nous placer, vous et moi, chacun d'un côté de la porte. Je tiendrai mon couteau en l'air, prêt à frapper, s'il le faut; vous aurez soin d'en faire autant du vôtre ". La porte s'ouvre. Nous voyons tout à coup entrer Rosé et un groupe de nègres et de mulâtres !... Heureusement que la négresse s'écria dès les premiers pas dans la chambre : " Vous êtes sauvés ! " Le reste de ma famille accourut et voici ce que nous rapporta Rose :

Azor, plus qu'à moitié ivre, était entré dans la cour de la maison et avait dit à tous ceux de ses habitants qu'il y avait rencontrés, qu'il ne fallait plus que sa maîtresse se flattât de lui échapper; qu'il la tuerait comme il avait fait tuer son mari si elle ne consentait pas à devenir son épouse ; qu'elle serait même bien heureuse si, après avoir assouvi sa passion, il ne lui enfonçait pas son poignard dans le sein. Les nègres, les mulâtres qui logeaient avec nous étaient en général ou paisibles ou rassasiés de carnage. Ils avaient cherché à détourner le monstre de ses intentions. L'un d'eux, voyant que la parole était inutile, avait entrepris d'user de violence et suivait seul Azor qui prenait déjà la direction de l'escalier. Celui-ci, irrité des efforts et de la lutte que lui opposait l'autre, s'était débarrassé de ses mains et avait brusquement déchargé sur lui, à bout portant, un de ses pistolets dont la balle n'avait heureusement touché personne. Tous, les autres s'étaient alors précipités sur le scélérat et c'étaient eux que j'avais trouvés avec lui, au bas des degrés et auxquels j'avais dû supposer des vues bien différentes de celles qui les faisaient agir. Le poste voisin, inquiété par l'explosion de l'arme, était accouru tandis que je remontais de toutes mes jambes ; et informé de la cause du tumulte, s'était emparé du furibond, qui n'avait succombé sous le nombre qu'après avoir terrassé l'officier dont il avait même, à force de coups, ensanglanté la figure. On l'emmenait, ce qui avait provoqué le tumulte que nous avions entendu dans la rue et le bruit courait qu'il allait être jugé par un conseil militaire.

Nous respirâmes à la fin de ce récit et nous fîmes nos remerciements aux mulâtres et aux nègres qui avaient cru devoir monter pour nous le confirmer et nous féliciter sur l'heureuse issue d'une aventure qui aurait pu être bien déplorable pour nous.

Ma mère voulut laisser s'écouler encore une heure avant de déloger afin de ne pas trop s'exposer aux regards de la multitude; après quoi, nous allâmes prendre possession du nouveau local qui n'était ni aussi commode ni aussi agréable que l'autre, à beaucoup près.

Nous fûmes vengés le lendemain. Comme nous passions sur le port, mon cousin Gué et moi, qui m'avait engagé à un peu de promenade, bien qu'il ne fût guère encore possible de prendre sans péril une pareille récréation, et tandis qu'il me faisait remarquer combien la rade était déserte, tous les vaisseaux d'Etat et tous les navires marchands ayant levé l'ancre depuis une quinzaine de jours, les uns pour s'en retourner en France, les autres pour se rendre aux Etats-Unis, nous vîmes s'avancer, près du lieu où nous étions, un détachement de nègres. Lorsqu'il fut devant nous, nous aperçûmes l'artisan le plus cruel de nos maux, le bourreau de mon père, celui qui avait voulu souiller sa malheureuse épouse, le féroce Azor, lié et garrotté au milieu de ses pareils sommés de lui arracher son odieuse vie.

Le conseil militaire l'avait condamné à mort, non parce qu'il nous avait insultés, non parce qu'il voulait attenter à nos jours mais parce qu'il avait frappé un de ses supérieurs. On allait le fusiller. Dès qu'à son tour il nous eut vus, il s'arrêta, nous appela par les noms de " maîtres " comme ci-devant, se mit à genoux et d'une voix lamentable nous cria, nous supplia de demander sa grâce. Bien loin de vouloir l'écouter, et dans la crainte que les titres qu'il nous donnait encore ne nous compromissent, nous nous mîmes à fuir, en nous arrêtant cependant derrière un bastion afin de pouvoir juger du reste de l'aventure qui paraissait devoir se consommer dans les environs.

Un moment après, nous vîmes arriver le détachement, à trente ou quarante pas de nous, en ligne oblique. On ne put obtenir du misérable qu'il se plaçât en avant pour essuyer le feu ; il s'obstinait à rester au centre du détachement. Il s'accolait à chacun des fusiliers tour à tour et quand ceux-ci, d'un commun accord, prenaient la course pour s'éloigner de lui afin de pouvoir le coucher en joue à une certaine distance, il courait après eux pour ne pas leur laisser cette prise sur lui. On se décida à le renverser en se saisissant de ses jambes et dès qu'il fut à terre, de peur qu'il ne se relevât pour recommencer la même manœuvre, on l'extermina à coups de baïonnettes. Quelques coups de fusil l'achevèrent et son corps fut ensuite traîné et jeté à la mer. Nous courûmes porter cette nouvelle à la famille. Tous nos dangers semblaient être finis. Du moins, le démon le plus directement acharné à notre perte n'existait plus.

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