Le Morne Gué

Le Cap Français avant 1789, Gravure d'Ozanne.

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Ma famille ayant désiré que j'écrive quelques mots sur les malheurs qui nous ont assaillis presqu'au sortir du berceau, afin d'en perpétuer le souvenir parmi nos enfants, c'est à elle seule que j'adresse ces notes dont la lecture ne saurait être intéressante que pour nous.

Je sais peu de choses de l'origine de mon père Jean-Baptiste Gué. Tout ce que j'ai appris ou tout ce qui m'en est resté, c'est qu'il était né en Bretagne d'une famille très nombreuse et que, à l'âge de vingt ans on le fit partir pour Saint-Domingue avec une pacotille qui formait tout son patrimoine et sur laquelle j'ai souvent entendu dire qu'il avait beaucoup perdu.

Débarqué au Fort-Dauphin, il avait fait la connaissance de M. Lavit et de M. Artaud dont il devint bientôt l'ami, malgré la grande disproportion d'âge qui existait.

L'éducation de mon père avait été fort négligée sous le rapport des belles lettres, ce qu'il faut peut-être en partie attribuer à la prédilection toute particulière, au goût presqu'exclusif avec lequel il s'était adonné aux mathématiques et à l'architecture qu'en revanche il possédait à fond, bien qu'il fût encore au printemps de ses jours.

C'est notamment à la possession de ces sciences qu'il dut l'affection de MM. Lavit et Artaud, qui ne tardèrent pas à se l'associer, ayant entrepris ensemble, sur divers points de la colonie, des travaux considérables pour le compte du gouvernement.

M. Lavit était architecte et originaire de Nancy. Il avait deux enfants dont un garçon qu'il faisait élever a grands frais en France et une fille dont l'éducation se cultivait avec assez de soins, près de lui. Il avait une jolie fortune qui, quelques années après, se dissipa en grande partie.

Celle de M. Artaud était déjà considérable. Elle le devint plus encore dans la suite, et il ne savait ni lire ni écrire. Tous ses efforts s'étaient bornés à apprendre l'arithmétique et a signer son nom. Mais il était plein d'idées, plein de hardiesse et il voyait juste. Une ambition sans borne le dominait et l'association d'un jeune homme d'une rare intelligence et ardent, habile dans la carrière qu'il venait d'embrasser, celle de l'architecture, devenant de plus en plus avantageuse, on songea a s'attacher mon père par d'autres liens.

A cet effet, on lui proposa, à l'âge de vingt-quatre ans la main de Mme Lavit, quoiqu'elle n'eut pas encore atteint sa quinzième année. Elle était assez jolie, d'une douceur angélique, de taille moyenne, mais bien prise. Elle dansait à ravir, avait un peu de musique de l'esprit et de la gaîté.

Elle avait plût a mon père, qui de son côté, lui avait inspiré les plus tendres sentiments, d'autant plus qu'indépendamment d'un naturel plein d'enjouement et de courtoisie, il avait un grand fond de sensibilité et était doué d'un physique agréable.

Le mariage se conclut tout aussitôt (1778) et un an après, le 24 juillet 1779, je vis le jour.

Ce que mon père avait conservé de sa pacotille et ce qu'il avait gagné dans l'association, réunis a la dot de sa femme, lui procurait une assez bonne position, aussi eut-il envie de repartir en Bretagne. Le ciel lui envoyait une idée. Malheureusement pour nous, plus malheureusement encore pour lui, il ne s'y arrêta pas, et combien de fois dans la suite, même au sein de sa plus grande prospérité, averti peut-être par un secret pressentiment, ne répétait-il pas à sa femme, en notre présence et avec une sorte d'amertume et d'affliction, qu'il regrettait de ne pas s'y être arrêté !

Détourné de cette première tentation, il porta ses vues sur un autre objet. Il voulut travailler seul, et changer de résidence. Son beau-père lui-même sentait depuis longtemps le besoin de se reposer et pensait a se retirer des affaires, circonstance qui amena un peu plus tard la rupture de la société.

Mon père partit avec sa femme pour la ville principale de Saint-Domingue, la ville la plus grande, la plus belle et la plus opulente de la colonie, le Cap où son beau-père et sa belle-mère, auxquels il m'avait confié en nourrice, le rejoignirent au bout de quinze mois, après avoir réalisé ce qu'ils possédaient d'immeubles à Fort-Dauphin, à l'exception seulement d'un certain nombre de nègres, presque tous ouvriers, dont ils se firent suivre.

Nous trouvâmes mon père parfaitement installé au Cap, c'est-à-dire qu'il s'y était déjà fait avantageusement connaître non seulement des principaux habitants, mais même des principales autorités, surtout du gouverneur et du colonel du génie militaire.

Il ne fut pas difficile à mon père de se faire nommer architecte et Voyer de la ville du Cap et banlieue. Cette charge n'était rien sous le rapport des honneurs, mais dans une ville d'un commerce si prodigieusement actif, d'un luxe si répandu, si progressif, dans ce " Paris des îles ", comme on appelait le Cap, une pareille charge était précieuse, envisagée comme moyen d'arriver promptement à une belle fortune.

Constamment en évidence, mon père voyait ses travaux se multiplier à l'infini, et il entrait dans ses attributions de pourvoir à la conservation des édifices du gouvernement, comme la cathédrale, l'hospice de la Providence, le palais du gouverneur, l'arsenal, les casernes, etc., etc... L'ingénieur en chef se liait de plus en plus avec lui, et lui donnait un intérêt si vif qu'il le chargea de plusieurs travaux.

La ville du Cap avait un Fort à l'une de ses extrémités; il fallait un bastion sur une certaine étendue du port, ce fut mon père qui en traça le plan et qui en surveilla l'exécution. On ordonna de jeter un pont, à peu près à deux lieues du Cap, sur une rivière dont l'embouchure venait se perdre dans la mer, presqu'en face de la ville, et mon père qui en avait fourni le projet, l'exécuta aussi. L'Hospice, qui existait déjà, avait été reconnu insuffisant. Il était nécessaire d'en avoir un autre qu'on voulut placer à trois quarts d'heure de marche de la ville. Mon père le conçut et l'exécuta...

Hélas! il était loin de penser qu'il nous préparait un refuge momentané et qu'un jour, tout près de là, violemment arraché à la vie, reposerait sans honneurs, sa dépouille mortelle !...

 
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