Le Morne Gué

Le port de la Pointe à Pitre.

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  De son côté, mon père m'obligeait de temps en temps à copier quelques morceaux de nos grands prosateurs et à apprendre par cœur et à lui réciter quelques belles tirades de poésie. Cette lecture me paraissait attrayante, je la dévorais. Ce qu'il y a de plus particulier, c'est que la grammaire sur laquelle je n'avais jamais pu me résoudre à jeter les yeux, lorsque j'étais au collège, ne me parut pas absolument dépourvue d'intérêt...

Je n'avais jamais été, à proprement parler enfant. Aucun des jeux de mon âge ne m'avait sérieusement diverti...Quoi qu'il en soit, je me trouvais maintenant entouré d'hommes dont la plupart développaient en moi des goûts que mon instinct semblait avoir soupçonnés et chaque jour mon émulation grandissait. Mon père en fit la remarque avec satisfaction et, dès lors, il fut arrêté qu'à l'âge de douze ans, lorsque ma vocation, qui pouvait se déceler d'elle-même, se serait mieux prononcée, je partirais pour la France, afin d'y suivre une éducation convenable...

Provisoirement, son opinion se partageait entre le barreau et l'état militaire, et je crois que l'un ou l'autre, malgré la différence qu'ils présentent, eût été mon affaire. Il n'était pas de jour où l'on ne m'aperçut, devant une glace, débitant un discours de ma façon que j'étais censé adresser à des juges pour l'accusation ou la défense de tel ou tel de mes anciens condisciples, ou l'on me trouvait au beau milieu de la chambre de mon père, son épée nue à la main, donnant des ordres comme si j'eusse été entouré de troupes. Je bondissais à la lecture de tout morceau portant le caractère entraînant de la haute éloquence et j'étais saisi d'un transport incroyable, à la vue d'un uniforme, d'une épaulette, d'un sabre...

Mon cousin Gué, qu'on surnommait " le parisien ", pour le distinguer de moi, jeune homme charmant de caractère et de physique, d'une éducation que sa rare intelligence avait déjà aidé à pousser très loin, quoiqu'il n'eut que quinze ou seize ans à son arrivée au Cap, avait été aussi placé dans le cabinet de mon père, d'où il passa ensuite, avec de très beaux appointements chez l'ingénieur en chef. Il était destiné au génie. L'infortuné jeune homme, quelle devait être sa déplorable fin !...( Il est mort tragiquement en mer )

Il y avait environ deux ans que M. Henry nous avait quittés. Peu après son départ, la mort nous avait enlevé mon grand-père, M. Lavit. plus qu'à moitié ruiné par son fils qui était revenu dans la colonie, à l'âge de vingt ans, chargé d'une brillante éducation...et de dettes, ardent, exalté, prodigue, continuant ses folles dépenses et ses duels, même en dépit d'un mariage qu'on lui avait fait contracter presque à son retour de France. Dans le même temps, nous perdîmes mon oncle paternel, M. Gué.

Mon père, jusque-là, avait continué à voir bien marcher ses Entreprises, mais, passé cette période, tout sembla péricliter...

Il régnait dans la colonie un extrême malaise de sinistre augure. Les affaires n'allaient plus... Mon père, en soupirant, comparait ses dossiers d'une année à l'autre et le déficit des honoraires. A côté de cela, il avait beaucoup perdu dans quelques entreprises commerciales, où il s'était laissé persuader de prendre des actions :la plupart de nos créances étaient devenues mauvaises, et il ne modérait pas ses dépenses et ses largesses qui, de tout temps, avaient été considérables. L'ordre et l'économie, si salutaires, même au sein de l'abondance, régnaient peu.

Enfin mon père n'avait encore pu se construire que la maison que nous occupions en dernier lieu et il ne s'était acheté que deux ou trois emplacements en ville, un morne sur les derrières de la maison, une habitation de 200 carreaux à Jérémie et une quarantaine de nègres, tous, il est vrai, ou maçons ou menuisiers ou charpentiers, par conséquent de grande valeur. C'était encore, à coup sûr, un assez joli fond de fortune, mais presque tout son argent avait disparu, il avait épuisé son crédit, on refusait de lui vendre à terme. Je vois encore en frissonnant la gêne qui planait autour de nous. Il avait fallu retirer de pension ma sœur, la pauvre Aimée, qui n'avait encore qu'ébauché ses études.

Un orage violent, qui devait tout engloutir, s'approchait de nous. Nous étions en 1792. Des ateliers de nègres révoltés se soulevaient tout entiers contre les habitations qu'ils incendiaient après en avoir chassé ou égorgé leurs maîtres. Nous avions presque sous les yeux le tableau de ces horreurs qui auraient dû avertir mon père et l'engager à céder enfin aux pressantes invitations que M. Henry ne cessait encore de lui adresser des Etats-Unis.

De la maison que nous habitions, bâtie sur un rocher, au pied de notre morne, et d'où nous dominions et la ville et la mer, et la plaine, nous apercevions tous les soirs, sans longue-vue, dix ou douze habitations en feu, comme autant de volcans qui semblaient menacer l'île d'un éclat prochain. Tous les jours, dès que la nuit avait un peu épaissi les ombres, une foule immense se portait sur les hauteurs de la ville, impatiente et curieuse de contempler cet effrayant spectacle où chacun aurait pu lire le présage de ses propres infortunes.

Et mon père ne songeait pas à bouger!

II faut dire, pour sa justification, qu'en général on se flattait de dissiper aisément ces troubles et qu'en effet on y fût parvenu, si la France ne se fut avisée elle-même de donner l'affreux signal du bouleversement et de la destruction.

 
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